Le Temps

«On s’aime et on ne planifie rien»

Dans la cour de récréation, Adrien* était l’ange gardien de Lucie*, moquée car marginale. Ils se sont retrouvés vingt ans plus tard. Elle est médecin humanitair­e, il travaille le bois. Ils ont 32 ans et vivent tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5 X

SÉRIE

Ils et elles se sont connus, perdus de vue, puis retrouvés… pour le meilleur. Jusqu’au 14 février, «Le Temps» met à l’honneur de folles histoires d’amours de jeunesse qui se sont prolongées alors qu’on ne les attendait plus. Une série qui fait chaud au coeur Lucie. C’est une image qui date de 2002, à la fois nette et floue, comme plongée dans la brume mais avec plein de petits détails que je n’oublie pas. Adrien a 10 ans, moi aussi. C’est le jour où ils sont venus chercher maman au squat, dans la région de La Côte. Elle faisait une décompensa­tion psychique. Elle se droguait. Cet après-midi-là, elle a pété les plombs. Elle voulait mourir. La ligne de chemin de fer était à côté. Elle criait qu’elle voulait prendre le train en pleine gueule… Les autres du squat l’ont maîtrisée. La police est venue, une ambulance aussi. Adrien était là aussi. Il passait souvent me voir, avec une figurine en bois qu’il avait sculptée pour moi. Toujours un animal, chat, chien, vache, âne, cheval, éléphant… Il était très doué. Son père était menuisier. Je le revois avec son nouveau cadeau mais il n’a pas pu me le donner. Il regardait l’agitation à l’entrée du squat. Une policière tenait ma main et elle m’a emmenée. Adrien m’a fait un signe d’au revoir. On ne s’est plus revu pendant plusieurs mois.

Adrien. J’ai grandi avec l’odeur du bois, les copeaux, la sciure, le bruit des machines. Je suis aujourd’hui ébéniste. Pas par hasard évidemment. Lucie est venue une fois après l’école, pour visiter l’atelier. Tout le monde a dit à la maison que c’était mon amoureuse. J’étais plutôt son garde du corps. A l’école ils se moquaient à cause de ses vêtements un peu usés et trop grands, ses cheveux souvent à peine coiffés qui tombaient sur les yeux, et aussi parce qu’elle vivait dans un squat. Je la défendais. Mes parents sont très croyants et nous ont élevés dans le respect des autres. J’étais déjà grand pour mon âge alors personne n’osait dire quoi que ce soit quand j’étais auprès de Lucie. Je ne sais pas si j’étais amoureux parce qu’à cet âge on ne pense pas à cela. Une fois elle m’a embrassé sur la bouche en sortie d’école au zoo de Servion. Il y avait deux singes écureuils qui se faisaient plein de bisous. Elle m’a dit: viens on va faire pareil dans un coin.

Lucie. C’était mon premier baiser et je me souviens que c’était comme si j’étais devenue grande tout à coup. Je l’avais fait. Les autres filles n’en étaient pas là et ça m’éclatait. Surtout qu’Adrien était le plus beau. Il avait des copains mais il passait beaucoup de temps avec moi à l’école et il me raccompagn­ait souvent au squat. C’était gentil de sa part parce qu’à cet âge-là les garçons restent plutôt entre eux. Je ne voulais pas qu’il entre dans le squat. Ça n’avait rien à voir avec une maison normale. Plein de gens, du bruit, des fêtes souvent le soir et juste deux pièces pour maman et moi, sa chambre et la mienne, le reste était collectif. Les services sociaux me suivaient de près. Mais mes résultats à l’école étaient bons et je mangeais à ma faim. Maman travaillai­t sur les marchés plusieurs matins par semaine. C’était un salaire en plus des aides qu’elle percevait et elle ramenait des légumes et des fruits frais. Elle devait se lever très tôt et c’est moi qui la réveillais. Ensuite je faisais mes devoirs dans le silence. A cinq heures du matin, tout le squat dormait.

Adrien. J’étais très triste quand Lucie est partie. En classe personne ne parlait plus d’elle. On nous a juste dit qu’elle avait changé d’école et que c’était des choses qui arrivaient pendant l’année. Moi je voyais sa chaise vide.

Lucie. Ils m’ont d’abord emmenée dans un foyer d’accueil et puis je suis allée vivre dans le canton de Fribourg. Ils m’ont placée là-bas chez ma tante, la soeur de maman. Elle est devenue ma tutrice. Maman avait décompensé gravement. Mais à cette époque je ne pouvais pas comprendre cela. Alors on me disait qu’elle souffrait dans sa tête et que des gens la soignaient dans un hôpital. En fait elle était devenue complèteme­nt folle, partie ailleurs. Elle est décédée juste avant le Covid-19. J’avais un droit de visite, même enfant. Je prenais sa main et je la posais sur ma joue parce qu’elle faisait souvent cela quand son esprit était encore là, avec moi. Je n’ai pas connu mon père. Maman disait qu’il n’y en avait pas. Seulement un homme avec des yeux verts comme les miens qui une nuit avait couché avec elle et était reparti le lendemain avec son sac à dos.

Adrien. Mes parents ont pu obtenir la nouvelle adresse de Lucie. Je lui ai envoyé des petits animaux en bois par la poste. Un jour on a pu aller la voir. C’était étrange parce qu’on ne savait pas trop quoi se dire devant les adultes. Mais elle m’a montré sa chambre et j’ai vu sur une bibliothèq­ue tous mes animaux sculptés.

Lucie. J’étais heureuse chez ma tante. Elle était plus jeune que maman et elle venait d’avoir un bébé, une petite fille. Je m’occupais beaucoup d’elle. Mon oncle était gentil. On ne le voyait pas beaucoup parce qu’il était policier. Ma tante ne s’entendait pas bien avec maman. Elles ne se parlaient plus depuis longtemps à cause du mal que maman aurait fait à ses parents, mes grands-parents que je n’ai jamais vraiment connus. Ma tante m’emmenait les voir avec le bébé mais ils étaient distants avec moi, comme si je n’étais pas leur petite-fille mais la baby-sitter.

Adrien. Forcément avec le temps j’ai perdu le contact avec Lucie. Mais je pensais encore à elle, surtout quand je passais devant le squat qui était devenu une résidence pour des bobos, comme on disait. J’ai fait un apprentiss­age en ébénisteri­e et puis je suis devenu Compagnon du Devoir. J’ai fait le tour de la France pour apprendre au mieux mon métier chez des artisans. C’était une vie errante qui m’a beaucoup plu. J’ai fait beaucoup de rencontres, des maîtres d’ouvrage, des artistes plus que des artisans en fait. J’ai connu aussi beaucoup d’amours sans lendemain. Ça m’allait. De retour en Suisse, je me suis installé comme ébéniste dans le Jura, au plus proche des forêts. C’est mon paradis. Je me suis marié mais j’ai vite divorcé. Je suis au fond un solitaire. Petit je sculptais dans mon coin des animaux, maintenant je fabrique des meubles et je restaure du mobilier ancien.

Lucie. J’ai étudié la médecine à Lausanne. Rien ne me prédisposa­it à cela mais je voulais me rendre utile, aider les gens en souffrance. Mes résultats scolaires étaient très bons. Les enseignant­s m’orientaien­t vers les branches scientifiq­ues. J’ai cette aptitude à retenir beaucoup. L’aube reste le moment de la journée où je peux enregistre­r énormément. Cela me renvoie bien sûr à mon enfance. J’ai donc avalé des bouquins. Les années de médecine ne m’ont pas paru particuliè­rement difficiles. Apprendre était de l’ordre le plus souvent du plaisir. Connaître le corps et ses organes, ses fonctionne­ments, ses dysfonctio­nnements. Plus intimement, l’école de médecine est propice aux rencontres. De grosses fêtes plutôt chaudes, des histoires de chair à canon comme on disait. Mais je ne me suis jamais attachée. Sitôt diplômée, j’ai travaillé en médecine interne et puis je me suis engagée dans l’humanitair­e pour des ONG. Je suis partie en mission en Afghanista­n, au Darfour-Occidental, en Sierra Leone, au Kurdistan irakien…

Adrien. On s’est retrouvé grâce à l’humanitair­e. Ma mère avait une consultati­on au CHUV et dans la salle d’attente, j’ai ouvert un magazine médical et suis tombé sur un petit article qui parlait de Lucie. La photo était saisissant­e: on la voyait sous une tente au chevet d’un enfant très maigre, avec son stéthoscop­e autour du cou. J’ai emmené le magazine chez moi. J’ai lu et relu l’article. Je le connaissai­s par coeur. Tellement de choses me sont revenues. Je me suis dit: mais je suis totalement amoureux d’un souvenir, une petite fille mal fagotée avec des yeux incroyable­s. J’ai pris la décision de la revoir, sans autre idée en tête que simplement lui dire «Bonjour» et «Comment vas-tu?». Avec Google ce fut facile de la retrouver.

Lucie. Le message d’Adrien m’a bouleversé­e. Il avait signé: «Bisou du singe écureuil». Mon coeur a fondu. J’avais gardé toutes ses petites sculptures. Je faisais un remplaceme­nt dans un cabinet libéral à Nyon. On s’est donné rendez-vous fin juin l’an passé devant le squat qui n’était plus un squat. C’était tellement émouvant. On est par instants redevenus les enfants de l’époque. Et puis les mots sont venus naturellem­ent. On a fait une longue promenade dans nos vies. On s’est revu bien entendu. Beaucoup revu. On s’est embrassé un soir, une bise qui a glissé et s’est transformé­e en une énorme galoche. Adrien. C’est toi qui as glissé. Lucie. Voilà l’histoire pour le moment. On s’aime et on ne planifie rien. On ne vit pas ensemble. On vit chez lui et chez moi. Je vais sans doute repartir au Soudan pour trois mois. Et puis je rentrerai et j’irai dormir chez Adrien.

«Les mots sont venus naturellem­ent. On a fait une longue promenade dans nos vies» LUCIE

«Je me suis dit: je suis amoureux d’un souvenir, une petite fille mal fagotée avec des yeux incroyable­s» ADRIEN

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(EUGÉNIE LAVENANT POUR LE TEMPS)

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