Restauration, le grand malentendu
L’envolée des coûts et le changement de comportement des consommateurs réduisent les marges des établissements comme peau de chagrin. Des hausses de prix pour les clients semblent inévitables, alors que se dessine le risque d’un service à deux vitesses
XDepuis que le corset de la pandémie de covid et des fermetures décrétées s’est desserré, vous faites peut-être partie de ceux qui se sont précipités dans les restaurants. Histoire de retrouver ces jouissifs liens sociaux qu’ils favorisent, tout en soignant sa bonne conscience grâce au soutien apporté à une corporation paralysée pendant de longs mois.
Vous avez probablement constaté que de nombreux établissements ne désemplissaient pas, tandis que d’autres faisaient grise mine. Peut-être aurez-vous aussi noté que, sous l’effet de la pénurie de personnel, le service laissait de temps à autre à désirer ou que les heures d’ouverture se réduisaient.
Tel est le portrait, inévitablement réducteur, d’une branche qui fait face à un mouvement de faillites malheureusement prévisible. La restauration est-elle en train de faire les frais du coronavirus comme le laissait présager dès 2020 le mouvement «Qui va payer l’addition?», né alors pour relayer sa détresse? «Jaein», répondront les germanophones. Car le nouveau coronavirus a amplifié et exacerbé des problèmes structurels déjà présents, accouchant au final d’une restauration «à deux vitesses».
Il n’a pas fallu attendre 2020 pour savoir qu’il y avait «trop de bistrots» en Suisse. La libéralisation de ce marché a suscité d’innombrables vocations que, d’ailleurs, les difficultés actuelles ne semblent pas réfréner. Presque à la portée de tous en apparence, le métier de restaurateur est riche en promesses. Bien pratiqué, il est source de ravissement et de plaisir.
Derrière ce vernis se cache une tout autre réalité faite d’horaires à rallonge, d’abnégation et d’impératifs de qualité. Briller derrière les fourneaux et dans la salle à manger demande bien plus que des prédispositions culinaires. Satisfaire
Finalement, ce sont les clients qui trancheront
un personnel en position de force, maîtriser ses coûts, éviter les commentaires lapidaires et fixer le juste prix ne sont que quelques-uns des obstacles qu’il faut surmonter pour survivre dans une mare où nagent beaucoup trop de poissons. Tout en sachant qu’en définitive, l’emplacement décide souvent du succès d’un établissement ou au moins de la régularité de sa fréquentation.
Pas question pour autant de revenir au dépassé système de la «patente», un oreiller de paresse qui a suscité bien des petits arrangements et des grandes magouilles.
Finalement, ce sont donc les clients qui trancheront. Loin d’être cynique, ce constat rappelle surtout que, malgré la morosité ambiante, certains établissements parviennent à tirer leur épingle du jeu. La recette de leur réussite est toutefois bien plus complexe qu’il n’y paraît et n’est jamais garante d’une survie ad vitam aeternam.
La restauration vit des jours difficiles. Quelques faillites retentissantes ont récemment marqué les esprits. Haut lieu de la gastronomie dans le canton de Vaud, Le Pont de Brent, au-dessus de Montreux, a été contraint de mettre la clé sous la porte en novembre dernier. La célèbre adresse tenue autrefois par Gérard Rabaey a été confrontée à une baisse de fréquentation et le jeune couple qui avait repris l’enseigne a dû jeter l’éponge face à l’accumulation des dettes.
A Neuchâtel, le dépôt de bilan fin janvier de la Maison des Halles, situé dans un édifice prestigieux du centre-ville, a créé la stupéfaction. En cause: des problèmes financiers liés initialement à la difficulté de trouver du personnel, relate Arcinfo. Les bistrotiers naviguent à vue entre l’augmentation des charges, le remboursement des prêts covid et une clientèle fluctuante. «Je ressens l’inquiétude de nos membres, constate le président de GastroVaud, Gilles Meystre. Un restaurant qui n’a pas de positionnement clair n’a que peu de chances de survie.»
Des clients à la recherche d’une expérience
La pandémie a eu un triple effet, résume-t-il. Premièrement, certains exploitants ont décidé d’anticiper la remise de leur établissement, en le remettant ou en le fermant, après avoir retrouvé une certaine vie sociale durant les mois de fermeture. Deuxièmement, les employés de la branche sont partis sous d’autres cieux. Face au manque de personnel, certains exploitants doivent compenser et tout faire euxmêmes, au risque d’un épuisement rapide, ou sont alors contraints de réduire les horaires.
Le président de GastroVaud déplore aussi le manque d’écoute des pouvoirs publics face aux difficultés rencontrées par la branche. Il en veut pour preuve la pratique «excessive» de certains cantons en matière de demandes de remboursement des contributions pour cas de rigueur.
Par ailleurs, la pandémie a accéléré les changements d’habitudes des consommateurs, devenus plus exigeants. Difficile de faire sa place dans un secteur ultra-concurrentiel. Les clients ne vont plus au restaurant pour se nourrir, mais sont désormais à la recherche d’une expérience, affirment à l’unisson les professionnels de la branche.
La fréquentation des restaurants à midi souffre particulièrement de la concurrence de la grande distribution et du boom du travail à domicile. Les actifs sont toujours plus nombreux à manger sur le pouce plutôt qu’au restaurant. Deux établissements sur trois constatent un recul de l’activité du midi, selon un sondage de GastroSuisse. «Dans un secteur où les marges sont déjà faibles, l’équilibre est précaire. Il ne faut pas grand-chose pour tomber dans les chiffres rouges», note le président de l’association «Qui va payer l’addition?» Laurent Décrevel.
David Maye, vice-président de GastroNeuchâtel, évoque le risque de l’émergence d’une restauration à deux vitesses: l’une avec un service à la clientèle, mais avec des prix plus élevés. L’autre avec un service moindre et des prix qui seront équivalents à ce qui se fait aujourd’hui. «Le ticket moyen est en train de chuter et ne permet plus de couvrir les charges. Il va maintenant falloir expliquer à la clientèle pourquoi les prix augmentent.»
«Dans le mur»
Un restaurateur lausannois, qui préfère rester anonyme, abonde dans son sens: «Depuis l’an dernier, nous perdons de l’argent. Notre ticket moyen a diminué de 10% en janvier. Sans changement, nous allons dans le mur à moyen terme. Nous n’avons pas le choix: il faut augmenter les prix», précise-t-il, reconnaissant ne pas avoir suffisamment anticipé cette spirale négative. Et d’ajouter que «la gestion du staff est devenue un véritable casse-tête, car la fréquentation varie énormément d’un service à l’autre».
Dans la branche, le modèle qui a longtemps prévalu était que les charges du personnel représentent 40% du chiffre d’affaires, les matières premières au maximum 30%, les frais fixes 12% et le loyer 8%, ce qui laisse en principe une marge opérationnelle de 10%, explique Laurent Décrevel, qui est également associé de trois établissements dans le canton de Vaud, dont Les Boucaniers à Lausanne. «Ces chiffres, qui étaient déjà difficiles à tenir, sont devenus inatteignables», souligne celui qui est également à la tête d’une fiduciaire spécialisée dans la branche. Face à l’augmentation des salaires et des frais fixes, la seule variable d’ajustement reste la marchandise, mais la marge de manoeuvre est très limitée.
Un constat confirmé par GastroSuisse. «Dans l’hôtellerie-restauration, les marges sont faibles. Les fluctuations de prix sont donc immédiatement perceptibles, explique une porte-parole. Ce, d’autant plus que l’endettement de nombreux établissements a augmenté suite à la pandémie. La hausse des prix d’achat et de l’énergie est un poids supplémentaire très lourd pour le secteur. En cette période inflationniste, il est donc particulièrement important pour nos membres de contrôler les coûts en permanence et d’adapter les prix en conséquence afin d’assurer une exploitation rentable.»
Au-delà de cas particuliers qui défraient la chronique, le secteur s’apprête-t-il à être submergé par une vague de dépôts de bilan? Non, répond GastroSuisse, dont le nombre de membres reste stable à environ 20 000, dont quelque 2500 hôtels. Mais on peut «s’attendre à une augmentation continue des faillites au cours des prochaines années, compte tenu de l’augmentation des coûts de l’énergie, des marchandises et du personnel, des crédits covid ou encore des indemnités pour cas de rigueur qui doivent être remboursées dans certains cantons».
Augmentation
En attendant, le nombre de restaurants en Suisse continue d’augmenter. Les données du registre du commerce montrent une croissance nette positive au cours des dix dernières années, c’est-à-dire que les nouvelles inscriptions dépassent les radiations. Un signe que la profession continue d’exercer un certain attrait. Mais ces données sont à prendre avec des pincettes. Les raisons des radiations étant multiples, la comparaison avec les nouvelles inscriptions n’est pas pertinente, estime GastroSuisse. De plus, les radiations reflètent la situation économique de la branche avec un certain retard.
Les chiffres montrent cependant une tendance de fond. Le nombre d’établissements diminue à la campagne et augmente dans les villes. En d’autres termes, la disparition des restaurants n’est pas un phénomène généralisé, mais localisé. Ces fermetures dans des régions à faible population sont sans doute davantage perçues parce qu’elles ont un impact plus important sur la vie d’une commune. «C’est un peu de l’âme d’un village qui disparaît, du lien social qui se délite malheureusement», regrette Gilles Meystre.
«Un restaurant qui n’a pas de positionnement clair n’a que peu de chances de survie» GILLES MEYSTRE, PRÉSIDENT DE GASTROVAUD
«Le ticket moyen est en train de chuter et ne permet plus de couvrir les charges»
DAVID MAYE, VICE-PRÉSIDENT DE GASTRONEUCHÂTEL
En ville se pose la question d’un excès d’offre: Y a-t-il trop de restaurants? D’aucuns préconisent de revenir à la clause du besoin, qui était en vigueur jusqu’aux années 1990 et qui limitait le nombre d’ouvertures. «C’est un mauvais calcul, estime Laurent Terlinchamp, président des cafetiers, restaurateurs et hôteliers de Genève. Les restaurants qui ont une offre adaptée aux goûts de la clientèle marchent très bien. Penser que réduire le nombre d’établissements permettrait d’avoir du monde partout, c’est mal connaître le commerce, surtout avec le bond des services de livraison.»
La moitié des plats qui seront servis à midi dans les trois prochaines années seront consommés ailleurs que sur le lieu de production, fait-il remarquer. «Ces changements ne nous font pas peur. Nous avons la compétence pour nous adapter aux besoins de la clientèle. Ceux qui n’ont pas les moyens d’y répondre n’ont rien à faire dans nos métiers. Car la restauration est un métier», affirme-t-il.
«Au final, c’est le marché qui régule, relève pour sa part Gilles Meystre. La branche est largement ouverte. Mais on ne s’improvise pas restaurateur. Rares sont ceux qui exercent le métier de manière innée. C’est pourquoi la formation est essentielle. Le métier est devenu tellement multiple et exige tellement de savoir-faire, que seul survit celui qui se donne ces compétences ou qui va les chercher.» Le taux de rotation de la branche demeure très élevé. Environ 30% des cafés et restaurants changent de main chaque année.
Mais il n’y a pas de solution miracle. «Chaque cas est unique. La situation n’est pas du tout la même pour un restaurant étoilé, un bistrot de quartier ou un fast-food, souligne Gilles Meystre. Chaque établissement doit avoir la souplesse d’esprit d’expérimenter, et si ce n’est pas concluant, de tester autre chose.» GastroVaud a vu ses membres augmenter de 10% durant le covid. «Nous avons actuellement 1720 membres. C’est bon signe. Cela montre que les gens se professionnalisent et cherchent à être accompagnés, plutôt que de faire cavalier seul.»
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