Les émulsifiants seraient propices au cancer
Menée sur 92 000 personnes pendant sept ans, Une étude d’ampleur et inédite révèle un risque accru de cancers, en particulier du sein et de la prostate, pour les plus grands consommateurs de E471, E407 et autres émulsifiants des produits transformés
Si vous jetez un oeil à l’étiquette de votre pain de mie, il est possible que vous y trouviez la présence de mono et diglycérides d’acides gras, ou leur diminutif E471. Quant à votre crème dessert au chocolat, il y a des chances qu’elle contienne du E407, ou carraghénane, de son vrai nom. Dans les rayons, les émulsifiants sont quasi omniprésents: les amidons modifiés, lécithines, phosphates, celluloses, gommes et pectines s’avèrent si efficaces pour stabiliser les préparations alimentaires, qu’ils infusent dans une large diversité de produits, des glaces aux plats préparés en passant par les barres chocolatées et les margarines.
Problème: l’ingestion de ces émulsifiants serait associée à un risque accru de cancers chez l’homme, d’après la première étude du genre, publiée dans la revue Plos One. Après avoir suivi pendant sept ans 92 000 personnes qui participent à la cohorte NutriNet-Santé, l’équipe française de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN) a constaté que les plus grands consommateurs de E471 ont un risque élevé de 15% de développer un cancer, par rapport aux personnes ayant les plus faibles apports en cet émulsifiant. Le surrisque est chiffré à 24% pour le cancer du sein, et grimpe à 46% pour celui de la prostate.
«Jusqu’à présent, aucune étude sur les risques de cancers associés à la prise d’émulsifiants n’avait été menée chez l’humain, met en perspective Bernard Srour, professeur d’épidémiologie à l’Inrae, l’Institut français de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, et coauteur de l’étude. Les hypothèses liées à l’impact sanitaire des émulsifiants nous proviennent habituellement de modèles expérimentaux, surtout chez l’animal, qui montrent des perturbations du microbiote intestinal».
Des résultats «nouveaux et importants»
L’équipe de recherche, menée par l’Inserm avec le concours de l’Université Sorbonne-Paris-Nord et du Conservatoire national des arts et métiers, avait déjà mis en évidence un lien entre ingestion d’émulsifiants et maladies cardiovasculaires, à partir de la cohorte NutriNet-Santé. Les chercheurs ont remis le couvert en se penchant cette fois-ci sur les cancers. «C’est une étude de qualité, avec des résultats vraiment nouveaux et importants», juge Murielle Bochud, professeur de santé publique à l’Université de Lausanne et responsable du groupe de recherche en épidémiologie nutritionnelle à Unisanté. La chercheuse, qui n’a pas participé à l’étude, se dit «très impressionnée» par la qualité de la mesure de l’exposition, un élément crucial en épidémiologie.
Tous les six mois, les chercheurs ont demandé à des participants tirés au sort de rapporter ce qu’ils avaient consommé dans les dernières vingt-quatre heures, et ce, trois fois en deux semaines, avant de scruter pour les produits achetés dans la grande distribution, la liste des ingrédients. «Ce qui est certain quand on s’intéresse aux additifs, c’est que leur usage varie selon les marques et dans le temps, explique Bernard Srour, de l’Inrae. Certaines marques de biscuits au chocolat vont utiliser un additif, quand d’autres en utiliseront 12 ou 13. Nous avons pu relever ce défi dans nos modèles.»
Il fallait ensuite estimer la quantité d’émulsifiants ingérés – 4,2 mg par jour en moyenne par participant. La principale difficulté étant que, sur l’étiquette, seule la présence des additifs est obligatoire, pas leur concentration. Pour contourner cet obstacle, l’équipe a dosé la concentration d’additifs dans quelques produits, sans chercher l’exhaustivité – la tâche serait titanesque en suivant la composition de chaque repas de près de 100 000 personnes – et a repris les estimations établies par des agences réglementaires.
In fine, ils sont parvenus à des estimations d’exposition par additif. Un «énorme travail en soi», de l’avis de Murielle Bochud, qui ajoute: «Il s’agit de données rapportées par des personnes, avec des estimations de la quantité d’additifs ingérés, donc la mesure de l’exposition alimentaire chronique est imparfaite, mais c’est difficile de faire plus que ça, avec les instruments dont on dispose.»
L’équipe de recherche a aussi pris en compte les facteurs dits confondants, pouvant modifier les résultats finaux, comme l’âge, le sexe (près de 80% de la cohorte est féminine), le mode de vie ou encore l’activité physique et la qualité nutritionnelle des régimes. «Il faut néanmoins garder en tête que cette étude est observationnelle, avertit Bernard Srour. On ne peut pas parler directement de causalité, c’est-à-dire qu’on ne peut pas dire que les émulsifiants provoquent tel cancer. Dans le meilleur des mondes, on ferait un essai contrôlé randomisé [avec un groupe expérimental où il y a une intervention, et un second groupe qui sert de référence, avec une répartition aléatoire des participants], où l’on donnerait exprès un additif à consommer sur dix-quinze ans. Vous imaginez bien que ce n’est faisable ni logistiquement, ni éthiquement.» Et le professeur d’ajouter qu’en nutrition, c’est l’ensemble des preuves épidémiologiques et expérimentales disponibles qui permet de se rapprocher de la causalité.
Les chiffres de surrisques (24% pour le cancer du sein, 46% pour le cancer de la prostate), peuvent paraître impressionnants, mais «ils sont à prendre avec des pincettes», tient aussi à préciser l’auteur. «On compare trois catégories de consommation (faible, moyenne et forte), au sein desquelles il y peut y avoir de grandes variabilités». Parmi les personnes ingérant le plus d’émulsifiants, il y a de très fortes expositions, mais aussi de plus faibles. Ainsi, les personnes ingérant le plus d’E471 ont un surrisque de cancer de la prostate, qui varie de 9% à 97%. Plutôt qu’un chiffre précis, mieux vaut donc retenir une hausse globale des risques.
De plus, on parle ici de risque relatif, et non de risque absolu. Dans la cohorte étudiée, le risque de développer un cancer du sein pour une femme âgée de 60 ans était de 4,1% dans la catégorie des personnes faiblement exposées aux carraghénanes. Pour une femme très fortement exposée, il s’élève à 5,2%. «Il ne faut donc pas non plus paniquer, tempère ainsi Murielle Bochud. Les risques des additifs, même si cela est important à considérer, n’ont rien à voir avec ceux conférés par le tabagisme par exemple». Bernard Srour tient à rappeler que ce pourcentage peut tout de même représenter à l’échelle mondiale «un nombre non négligeable de cas de cancers qu’on aurait pu éviter», alors que 99,8% des participants de la cohorte avaient consommé au moins un émulsifiant.
Il y a d’ailleurs des chances que cet imposant travail fasse bouger les lignes réglementaires, croit savoir la professeur de santé publique: «Les agences réglementaires comme l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) évaluent régulièrement le risque pour la santé des différentes catégories d’émulsifiants. Il est possible que cette étude aboutisse à des changements de réglementation, surtout si elle est confirmée par une autre.»
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«C’est une étude de qualité, avec des résultats vraiment nouveaux et importants»
MURIELLE BOCHUD, PROFESSEURE DE SANTÉ PUBLIQUE À L’UNIL