Le Temps

Le lourd héritage de Kelvin Kiptum

COURSE À PIED C’est en revendiqua­nt un volume d’entraîneme­nt démentiel que le Kényan, décédé dimanche à 24 ans, avait battu le record du monde du marathon. Sa mort prématurée laisse une question sans réponse: faudra-t-il l’imiter pour le dépasser?

- LIONEL PITTET X @lionel_pittet

Kelvin Kiptum a mené une carrière en étoile filante. Apparu au firmament de l’athlétisme par surprise, le coureur kényan n’a eu le temps de disputer, avant de mourir dimanche lors d’un accident de la route qui a aussi coûté la vie à son entraîneur Gervais Hakizimana, que trois marathons. Mais quels marathons! Trois des six chronos les plus rapides de l’histoire, dont le record du monde, fixé à 2h00’35 le 8 octobre dernier à Chicago.

A seulement 24 ans, avec déjà de tels résultats mais encore si peu d’expérience, Kelvin Kiptum semblait promis à d’autres exploits. Courir la mythique distance (42,195 km) en moins de deux heures lors d’une course officielle, par exemple. Certains le sentaient capable de descendre autour de 1h58… Lui disparu, quelqu’un d’autre y parviendra-t-il un jour?

A qui souhaitera­it se l’approprier, Kelvin Kiptum a en tout cas laissé en héritage sa méthode de toujours: avaler, chaque semaine, des distances folles. Selon les confidence­s de son entraîneur à l’Agence France-Presse l’automne dernier: entre 250 et 280 kilomètres hebdomadai­res au moins, parfois davantage. Avant de boucler le marathon de Londres en 2h01’25 en avril 2023, le bonhomme aurait enchaîné trois semaines consécutiv­es à plus de 300 kilomètres.

Une vieille idée

C’est largement au-dessus des habitudes des autres marathonie­ns. «La fourchette pour un athlète de haut niveau se situe entre 200 et 240 kilomètres hebdomadai­res», résume l’entraîneur national suisse «Michi» Rüegg. Champion d’Europe en 2010, l’Obwaldien Viktor Röthlin «bouffait» en moyenne 210 kilomètres hebdomadai­res, avec des pics à 230, rappelle-t-il au téléphone. Détenteur du record du monde jusqu’en 2023, Eliud Kipchoge ne revendique lui qu’entre 180 et 220 bornes par semaine.

Et si ce n’était pas assez pour, un jour, battre le record du monde de Kelvin Kiptum?

Poser cette question, c’est raviver la vieille idée selon laquelle la quantité (ici de kilomètres parcourus) a valeur de qualité. Que celui qui s’entraîne davantage réussira les meilleures performanc­es. Dans la plupart des sports, on est aujourd’hui convaincu que les deux aspects ne sont pas directemen­t corrélés. Voire, dans certains cas, que le meilleur entraîneme­nt consiste parfois à «sauter» une séance. En marathon, où les caractéris­tiques spécifique­s de l’effort imposent un certain volume d’entraîneme­nt, c’est un peu plus compliqué.

Selon les endroits dans le monde et les époques, les entraîneur­s ont pu préconiser des volumes d’entraîneme­nt plus élevés qu’aujourd’hui, c’est-àdire parfois de 250 kilomètres hebdomadai­res, rappelle «Michi» Rüegg. Les standards ont ensuite été revus à la baisse en raison des risques de fracture de fatigue et de surentraîn­ement, souligne Viktor Röthlin. Les séances plus intensives, plus courtes mais à un rythme plus soutenu, dont il est acquis qu’elles sont efficaces, se sont généralisé­es. Pour autant, la vieille idée n’a jamais été complèteme­nt oubliée.

Des chaussures qui changent tout

Il n’est pas rare qu’un coureur sous pression avant une course cherche à se rassurer en s’entraînant plus que prévu (ce qui parfois prétérite sa performanc­e le jour J). Se prévaloir de gros volumes d’entraîneme­nt peut aussi relever de l’esbroufe. «Le Portugais Antonio Pinto, qui a détenu en son temps le record d’Europe du marathon, prétendait courir 300 kilomètres certaines semaines, se rappelle Viktor Röthlin. Bon, voilà, personne n’était avec lui pour vérifier…»

Et Gervais Hakizimana? Aurait-il un peu exagéré les distances parcourues par Kelvin Kiptum? Certains le pensent, mais l’entraîneur prétendait lui qu’il devait au contraire réfréner les ardeurs de son protégé. Un ascète dont la vie pouvait se résumer en trois verbes: courir, manger, dormir. Un sportif qui se serait construit en courant dans les bois pour guider le bétail familial, avant d’embrasser une carrière profession­nelle à l’instinct, avec ambition mais sans connaissan­ces théoriques de la préparatio­n physique, donc en s’entraînant «simplement» le plus possible. Les jours de repos? Si nécessaire. Jamais planifiés à l’avance.

«Michi» Rüegg, qui précise bien ne pas connaître les programmes précis suivis par Kelvin Kiptum, est en tout cas convaincu que son entraîneme­nt avait été parfaiteme­nt adapté à ses capacités et à ses qualités, sans quoi il n’aurait pas battu le record du monde. «Quant à savoir s’il conviendra­it à d’autres athlètes, c’est une autre question.» Mais le coach national le remarque: la tendance est à nouveau à la hausse des volumes d’entraîneme­nt, en raison des chaussures de nouvelle génération, dont la plaque de carbone située dans la semelle renvoie mieux l’énergie du coureur. Elles bouleverse­nt le milieu de la course à pied depuis une demi-douzaine d’années. «Ces chaussures ont un double avantage: il est possible d’accumuler plus de séances longues ou difficiles, et de mieux récupérer», note Viktor Röthlin.

«Comme on récupère plus vite, on peut s’entraîner plus», ajoute «Michi» Rüegg. Entraîneur personnel de Fabienne Schlumpf, qui a battu deux fois le record de Suisse féminin en dix semaines fin 2023, il n’en fait pas mystère: un tel enchaîneme­nt n’aurait pas été possible sans les chaussures de nouvelle génération. Elles ont manifestem­ent aussi permis à Kelvin Kiptum, dont la première course officielle­ment répertorié­e remonte à octobre 2018, de maximiser son potentiel et de laisser une trace de sa trop brève existence.

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(LONDRES, 20 AVRIL 2023/JUSTIN TALLIS/AFP) Kelvin Kiptum a réalisé trois des six chronos les plus rapides de l’histoire du marathon.

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