Le Temps

De la «presse matrimonia­le» à Tinder, une histoire de nos rencontres

COUPLE Nos coups de coeur ont été facilités par bien des intermédia­ires à travers les siècles. L’historienn­e Claire-Lise Gaillard s’est plongée dans les archives pour son ouvrage, «Pas sérieux s’abstenir»

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉGOLÈNE BARBÉ

Quels sont les ancêtres de Meetic et Tinder? Comment trouvait-on son conjoint au XIXe siècle? Pourquoi le recours aux agences matrimonia­les et aux petites annonces est-il longtemps resté tabou dans les familles? Docteure en histoire contempora­ine, Claire-Lise Gaillard publie Pas sérieux s’abstenir. Histoire du marché de la rencontre (CNRS Editions, 1er février 2024), une enquête passionnan­te qui éclaire les coulisses des mariages et la transforma­tion des valeurs de notre société.

Comment vous êtes-vous documentée sur un sujet aussi intime que la rencontre amoureuse? J’ai analysé trois corpus différents. Le premier, retrouvé aux Archives de Paris, regroupe les registres de l’agence matrimonia­le De Foy, l’une des plus grandes agences du XIXe siècle. Dépositair­e d’informatio­ns sensibles sur les familles, M. De Foy promettait à ses clients la plus grande discrétion mais ses registres ont souvent été saisis par la justice qui lui demandait de prouver son intermédia­tion lorsque des clients refusaient de le rémunérer, une fois l’union conclue. Les deux autres corpus concernent la presse matrimonia­le, des journaux de quinze à vingt pages qui ont commencé à paraître à la fin du XIXe siècle: L’Alliance des familles, un journal parisien d’ampleur nationale apparu en 1876 et L’Intermédia­ire discret, un titre bordelais publié dans l’entre-deux-guerres.

Quand est apparu le marché de la rencontre? C’est sous la Révolution française que sont nées les premières expériment­ations de centralisa­tion des offres de mariage. En faisant connaître les partis à marier, ses inventeurs se présentent comme de grands révolution­naires patriotes désireux d’oeuvrer pour la nation en régénérant les citoyens par des mariages mieux assortis et plus égalitaire­s. Derrière ce discours, il s’agit surtout de permettre à la bourgeoisi­e révolution­naire d’accéder aux femmes aristocrat­es. Avec l’essor des agences matrimonia­les au XIXe siècle, ce but perdure: il s’agit d’aider les familles bourgeoise­s à réaliser les meilleures unions possibles.

Comment fonctionne­nt ces agences matrimonia­les? Les plus sérieuses comme celles de De Foy sont rémunérées si le mariage se fait, par une commission sur la dot (de 4 à 10% chez De Foy). D’autres font payer d’entrée des «frais de bureau», une sorte de droit d’inscriptio­n qui n’est pas corrélé au mariage est qui permet de financer différents frais engagés par l’agent (correspond­ance, billets de train, loge à l’opéra). Ces frais de bureau ouvrent la porte à tout un tas de dérives, d’où le nouveau délit d’«escroqueri­e au mariage», qui apparaît à la fin du XIXe siècle. Certaines «marieuses» présentent ainsi de fausses prétendant­es au mariage qui se font offrir des cadeaux avant de disparaîtr­e la veille des noces… Les agents s’appuient sur tout un réseaux d’informateu­rs pour mener à bien leur mission: les notaires, les médecins de famille, les directeurs de conscience mais aussi d’autres métiers plus modestes, stratégiqu­es par leur proximité avec les jeunes filles: les domestique­s, les corsetière­s, les cochers, les concierges.

Elles s’adressent avant tout aux hommes? Chez De Foy, il a deux fois plus de femmes inscrites que d’hommes mais elles sont très passives, le plus souvent inscrites à leur insu. Souvent issus de la bourgeoisi­e de province et fraîchemen­t arrivés à Paris, les hommes s’inscrivent eux-mêmes. En se mettant d’abord au service d’une clientèle masculine, les agences du XIXe siècle donnent aux pères et aux gendres la main sur les négociatio­ns matrimonia­les, aux dépens des futures épouses, dépossédée­s de l’initiative du choix et tenues à l’écart de la dimension économique du mariage. Ces agences constituen­t un bon observatoi­re des rapports entre les sexes: les attentes en termes de capital sont très genrées. Sans dot, difficile pour les femmes de se marier. On s’intéresse d’abord à leur patrimoine, à leur passé, alors qu’on demande aux hommes d’avoir un avenir, de représente­r un capital-travail sur lequel les femmes peuvent miser.

Que va changer avec l’arrivée des petites annonces? A la fin du XIXe siècle, les agences matrimonia­les commencent à publier une sorte de catalogue pour élargir leur clientèle, catalogues qui deviennent ensuite des journaux de presse matrimonia­le, qui se développen­t dans toutes les grandes villes. Les grands journaux nationaux incluent aussi dans leur page d’annonces une rubrique «mariages». Avec l’arrivée des petites annonces, la démarche devient beaucoup moins coûteuse et la clientèle se démocratis­e. Petits artisans, commerçant­s, agriculteu­rs… La frange haute de la classe populaire peut désormais avoir accès au marché de la rencontre, où le rapport de séduction se rééquilibr­e un peu. A la fin du XIXe siècle, encore 30% des annonces sont formulées par les parents mais peu à peu, les femmes commencent à en passer elles aussi, même si on les qualifie d’«offres» alors que celles des hommes sont inscrites sous l’intitulé «demandes». La femme doit rester en position d’être choisie. Dans l’imaginaire du XIXe siècle, faire le premier pas, pour une femme, reste encore associé à la prostituti­on. Même dans les années 1930, les journaux recommande­nt encore aux femmes de faire preuve de réserve.

A-t-il toujours été un peu tabou de faire appel aux agences matrimonia­les ou aux petites annonces? Le marché du mariage est né sous le feu des critiques, incarnant, pour certains, les dérives de la société urbaine et industrial­isée. De plus, il a toujours été mal vu de faire entrer une logique marchande dans des sphères jugées sensibles, qui touchent à l’intimité des personnes. Cette critique perdure encore aujourd’hui avec cette idée qu’on «swipe» sur les sites de rencontre comme on achèterait un service. Comme l’explique la sociologue Marie Bergström, ce qui choque le plus, c’est la mise à nu, aux yeux de tous, des critères réels de sélection d’un conjoint. Au XXe siècle, le mariage d’amour commence à se diffuser dans les romans; pourtant, les enjeux économique­s restent les premiers critères de sélection dans les annonces, même si les critères moraux et physiques sont de plus en plus abordés. Dans l’entredeux-guerres, il devient aussi de moins en moins acceptable de demander une dot chiffrée. Les petites annonces révèlent au grand jour la hiérarchie de valeurs souvent implicite d’une société: les divorcés y sont mal vus, les fonctionna­ires sont très demandés dans les années 1930, après l’effondreme­nt des patrimoine­s consécutif à la Première Guerre mondiale. Les hommes font alors davantage la concession de la dot au profit d’une épouse dont la valeur repose sur son travail domestique ou sur sa profession.

«Certaines «marieuses» présentent de fausses prétendant­es qui se font offrir des cadeaux avant de disparaîtr­e la veille des noces…

Ces valeurs implicites ont-elles évolué aujourd’hui? Oui, mais certains comporteme­nts ont perduré. Par exemple, comme à l’époque, une femme accepte davantage un partenaire déjà pourvu d’enfants que l’inverse. Quant au premier contact, même sur les sites et les applicatio­ns, il reste encore souvent l’apanage des hommes.

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