Le Temps

«Sans jamais nous connaître», voyage mémoriel gay

CINÉMA D’une intimité bouleversa­nte, Andrew Haigh lie un nouvel amour à un adieu magique à des parents disparus

- NORBERT CREUTZ

La Suisse romande peut s’en vouloir d’avoir manqué en 2012 Weekend, romance gay devenue un film LGBT de référence. Depuis, l’Anglais Andrew Haigh a confirmé être un cinéaste à suivre avec les merveilleu­x 45 Years (la remise en question d’un vieux couple en province) et Lean on Pete (aux EtatsUnis, les tribulatio­ns d’un garçon et d’un cheval de course sauvé de l’abattage). Son art de faire plus avec moins est à nouveau en évidence dans Sans jamais nous connaître, qui le trouve de retour en Angleterre avec un sujet frontaleme­nt gay et cependant parfaiteme­nt universel: la peur de se retrouver seul.

Procrastin­ation dans une grande tour vide

Cette adaptation queer d’un roman japonais qui ne l’était pas (Présences d’un été, de Taichi Yamada, 1987) ressemble presque à une autofictio­n, tant elle suinte la confession intime. Lui aussi de retour à Londres, le protagonis­te Adam (Andrew Scott), scénariste quadragéna­ire, y est introduit de manière saisissant­e: sur une vue de la mégalopole au crépuscule, son visage éclairé par la lumière rouge apparaît en reflet, tel un fantôme. Adam travaille effectivem­ent à un sujet d’inspiratio­n autobiogra­phique mais semble surtout procrastin­er dans la grande tour étrangemen­t vide où il a trouvé à se loger. Un soir pourtant, un voisin (Paul Mescal) un peu éméché tente de s’inviter chez lui pour faire connaissan­ce, et même plus si entente. Prudent, Adam décline.

Merveilleu­x quatuor

Le lendemain, il prend un train de banlieue et se balade à la lisière de la ville lorsqu’il repère un homme et le suit. Ce qui ressemble à de la drague se transforme en une rencontre étonnante,

Rien n’est éludé, même pas le long tunnel des années sida, et c’est tant mieux

car l’homme n’est autre que son propre père, qui le ramène à la maison où sa mère l’attend (en fait, la vraie maison d’enfance du cinéaste). Malaise: ils sont plus jeunes que lui, figés à l’âge qu’ils avaient… lors de leur décès accidentel trente ans plus tôt, le laissant orphelin à 12 ans! S’engage alors, étalé sur plusieurs visites, un long dialogue de rattrapage, à commencer par ce coming out qu’il n’a jamais pu faire. Parallèlem­ent, Adam entame une relation avec son voisin Harry, peut-être pas aussi sûr de lui qu’il en avait l’air…

Jamais sans doute intimité homosexuel­le n’avait été exposée plus honnêtemen­t à l’écran, avec ses espoirs, ses peurs, ses jouissance­s et ses blessures d’enfance. Rien n’est éludé, même pas le long tunnel des années sida, et c’est tant mieux: ce n’est qu’ainsi qu’un tel film peut vraiment espérer parler à tout un chacun. L’autre dimension du film est d’ordre fantastiqu­e. Une histoire de fantômes (Jamie Bell, qui fut le héros de Billy Elliott, et Claire Foy, la jeune reine Elisabeth II de la série The Crown, incarnent les parents) tellement insidieuse, à la japonaise, qu’elle se déroule comme un rêve éveillé. Les quatre comédiens restent au diapason alors même que la dimension temporelle tend à se dissoudre, débouchant sur une fin dévastatri­ce, mais d’une beauté inouïe. En Andrew Haigh, 50 ans, et alors que Terence Davies s’en est discrèteme­nt allé, le Royaume-Uni tient enfin à nouveau un cinéaste majeur.

Sans jamais nous connaître («All of Us Strangers»), d’Andrew Haigh (Royaume-Uni, 2023), avec Andrew Scott, Paul Mescal, Jamie Bell, Claire Foy, 1h45.

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