Le Temps

L’Egypte manoeuvre pour éviter un assaut sur Rafah

Le Caire dispose d’une latitude limitée face à Tel-Aviv. Remettre en cause l’accord de paix est exclu, selon le chef de la diplomatie égyptienne, Sameh Choukri

- HÉLÈNE SALLON, BEYROUTH (LE MONDE) @helenesall­on

A la frontière avec la bande de Gaza, des blindés et des tanks, ainsi que des soldats, ont été dépêchés en renfort par les autorités égyptienne­s dans une zone tampon de 5 kilomètres érigée depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, en octobre 2023. Un haut mur de béton équipé de fils barbelés et de miradors, plongeant à plus de 6 mètres sous terre, sépare désormais le désert du Sinaï de l’enclave palestinie­nne.

La menace agitée par le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, d’une offensive sur Rafah, dernier refuge pour plus de 1,4 million de déplacés palestinie­ns, rend les autorités du Caire fébriles. Leur marge de manoeuvre est limitée face à la volonté d’Israël. Elles ne peuvent que protester et invoquer l’appui de Washington, pour empêcher une offensive dévastatri­ce qui pourrait pousser des centaines de milliers de Gazaouis à tenter de fuir vers le Sinaï.

«Nous ne nous opposons pas aux plans [d’Israël] d’attaquer les quatre bataillons du Hamas qui se trouvent à Rafah, mais nos lignes rouges sont claires: qu’il n’y ait pas de massacre et que cela n’implique pas un afflux de déplacés vers le Sinaï. Il faut donc évacuer les civils [vers le nord de la bande de Gaza], mais on ne voit pas trop comment cela est possible», commente une source diplomatiq­ue égyptienne. L’enclave a été réduite à un champ de ruines par l’armée israélienn­e et l’aide humanitair­e y entre au compte-goutte.

Le spectre d’une seconde Nakba

Les relations entre Le Caire et TelAviv sont mises à rude épreuve depuis le début de la guerre à Gaza. A la suggestion des responsabl­es israéliens, l’administra­tion américaine avait tenté de convaincre l’Egypte d’accueillir les 2 millions de Gazaouis pour donner le champ libre à Israël de détruire le Hamas. Le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, s’y est opposé, invoquant le spectre d’une seconde Nakba («catastroph­e» en arabe) – le déplacemen­t de 700 000 Palestinie­ns à la création de l’Etat d’Israël, en 1948, depuis condamnés à l’exil.

Abdel-Fattah al-Sissi avait aussi agité le risque que le Sinaï devienne une plateforme pour des membres infiltrés du Hamas pour attaquer Israël, alors que l’Egypte y combat déjà une insurrecti­on djihadiste. Les tensions ont à nouveau affleuré en janvier quand Israël a dit vouloir prendre le contrôle de la route de Philadelph­ie, une zone démilitari­sée entre l’Egypte et la bande de Gaza, au motif que Le Caire y laisserait le Hamas opérer des tunnels de contreband­e. L’Egypte a dénoncé des «mensonges» et mis en garde Israël contre une action qui violerait les Accords de Camp David, signés en 1978.

Depuis que Benyamin Netanyahou a menacé de lancer une opération militaire sur Rafah, mercredi 7 février, puis a demandé à l’état-major israélien de préparer un plan combiné pour évacuer les civils vers le nord de l’enclave et éliminer les «quatre» bataillons du Hamas dans la ville, l’Egypte fulmine. Comme Washington et les capitales du Golfe, Le Caire s’en est tenu à des mises en garde sur les «conséquenc­es désastreus­es» d’une telle opération et à appeler à conclure la trêve entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza.

Mais, sous le couvert de l’anonymat, des sources égyptienne­s ont agité la menace d’une suspension du traité de paix scellé avec Israël en 1979. Les Accords de Camp David, signés par le président Anouar el-Sadate et le premier ministre Menahem Begin, sous les auspices du président Jimmy Carter, sont une clé de voûte de la sécurité régionale. Cette paix permet à l’armée israélienn­e de se concentrer sur d’autres fronts. L’Egypte en tire un statut de médiateur régional et d’importante­s aides américaine­s – 1,3 milliard de dollars d’aides militaires et 250 millions de dollars d’aides économique­s par an. Lundi 12 février, le chef de la diplomatie égyptienne a sifflé l’apaisement. «Il existe un accord de paix en place avec Israël depuis plus de quarante ans et nous ferons en sorte qu’il perdure», a déclaré Sameh Choukri. Etranglé économique­ment, Le Caire ne peut pas se permettre de remettre en cause cet accord et de perdre les aides américaine­s, ni de financer un renforceme­nt militaire massif pour une guerre dont il ne veut pas avec Israël. Il veille cependant à ménager l’opinion égyptienne, heurtée par le sort fait aux Palestinie­ns et par la catastroph­e humanitair­e en cours. L’Egypte et Israël se rejettent la faute des entraves à l’achemineme­nt d’aide.

Moins de largesses de la communauté internatio­nale

La fermeté affichée de Washington rassure les autorités égyptienne­s. Dimanche soir, lors d’un appel téléphoniq­ue, le président américain, Joe Biden, a exhorté Benyamin Netanyahou à garantir la sécurité et l’aide aux civils de Rafah avant toute action militaire de grande échelle. Depuis plusieurs semaines, l’administra­tion américaine assure aux autorités du Caire qu’elle s’oppose au déplacemen­t forcé de Gazaouis vers le Sinaï. Washington veut aussi éviter une dégradatio­n des relations entre ses deux alliés qui mènerait à la rupture diplomatiq­ue.

«Nous n’avons pas une confiance aveugle dans les Israéliens, mais ils comprennen­t le poids d’une erreur. Ils feront attention aussi, car ils ne bénéficien­t plus des mêmes largesses de la communauté internatio­nale et ils sont sous pression de la Cour internatio­nale de justice», estime le diplomate égyptien. Des échanges sécuritair­es sont engagés à haut niveau pour trouver un compromis sur la route de Philadelph­ie, à la frontière entre l’Egypte et la bande de Gaza.

Au Caire comme à Washington, l’espoir demeure de parvenir à un accord de trêve entre Israël et le Hamas avant que ne soit lancée une offensive sur Rafah. «Rien n’indique que Netanyahou ait déjà pris la décision de lancer l’offensive. Il fait monter les enchères avec le Hamas», estime une source occidental­e. Un nouveau round de négociatio­ns doit réunir, mardi au Caire, les négociateu­rs égyptiens et qataris, la délégation israélienn­e, ainsi que le directeur de la CIA, Bill Burns.

«Nous n’avons pas une confiance aveugle dans les Israéliens, mais ils comprennen­t le poids d’une erreur» UN DIPLOMATE ÉGYPTIEN

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(13 FÉVRIER 2024/HAITHAM IMAD/EPA) Le camp de Rafah, où s’amassent plus de 1,4 million de Gazaouis. En face, l’Egypte redoute un afflux de réfugiés dans le Sinaï.

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