Le Temps

Gouverner s’annonce «délicat» au Pakistan

Le gouverneme­nt de coalition annoncé mardi écarte définitive­ment le parti de l’ex-star de cricket Imran Khan, pourtant arrivé en tête des suffrages, dans un contexte économique particuliè­rement difficile

- MARGOT DAVIER, ISLAMABAD @margotdavi­er

L’annonce du gouverneme­nt de coalition, qui réunit la Ligue musulmane pakistanai­se (PMLN) et le Parti du peuple (PPPP), met fin à cinq jours d’incertitud­e. Même s’ils ont remporté le plus grand nombre de sièges lors du scrutin du 8 février (au moins 93), les indépendan­ts, en majorité membres du parti d’Imran Khan, le Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI), sont écartés du pouvoir.

Shehbaz Sharif de la PMLN a affirmé que «l’heure n’était pas aux désaccords mais à l’union». Cette déclaratio­n n’a pas suscité de mouvements de contestati­on dans le pays, encore hanté par le souvenir de la répression des manifestat­ions du 9 mai 2023, date de l’arrestatio­n d’Imran Khan. Des centaines de protestata­ires avaient été enfermés. Le traumatism­e reste encore bien présent dans les esprits. «Il y a beaucoup de colère sur les réseaux sociaux, tempère Sadaf Khan, cofondatri­ce de Media Matters for Democracy, une organisati­on pakistanai­se spécialisé­e autour de la question des médias dans le processus démocratiq­ue. Toute la crédibilit­é du processus électoral est remise en cause, ce qui se produit à chaque fois au Pakistan. La seule différence cette fois-ci est la grande surprise autour des résultats que personne n’avait prédits.»

Le PTI, principale force d’opposition

La jeune femme refuse néanmoins de considérer ce scrutin comme inédit: «A chaque nouvelle élection, il y a des accusation­s de truquage. Les élections ont toujours été volatiles et imprévisib­les dans ce pays. Il vaut mieux considérer ce facteur comme quelque chose de systématiq­ue et de récurrent. Il apparaît comme un élément central de notre système électoral, finalement.»

C’est d’ailleurs Shehbaz Sharif, en poste d’avril 2022 à août 2023, frère cadet du pourtant favori

Nawaz Sharif, qui sera le candidat de la PMLN au poste de premier ministre, dans un contexte tendu. La tâche qui l’attend, s’il reçoit l’approbatio­n du parlement, risque d’être ardue. A tel point que son frère aîné, trois fois premier ministre, a finalement renoncé à faire office de candidat. Une majorité de Pakistanai­s n’acceptent pas la légitimité de la coalition.

«Je pense que le futur gouverneme­nt sera en difficulté, et qu’il va être très délicat de gouverner. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Nawaz Sharif ne veut pas en faire partie. Le contexte de prise de pouvoir n’est pas très encouragea­nt pour un premier ministre», analyse Tanzeela Mazhar, journalist­e et avocate, qui souligne les «excellente­s relations qu’entretient Shehbaz Sharif avec l’establishe­ment», soit la puissante armée. Personne ne gouverne sans le soutien tacite des militaires.

Depuis la soirée électorale, le PTI ne cesse d’accuser l’armée d’avoir falsifié le décompte des voix dans des dizaines de circonscri­ptions, et revendique au moins 18 sièges sabordés. En réaction à la compositio­n de la coalition, le parti s’est fendu d’un commentair­e de l’ex-star de cricket Imran Khan, emprisonné depuis août dernier: «Je mets en garde contre l’aveuglemen­t qui consistera­it à former un gouverneme­nt avec des votes volés. Une telle manoeuvre en plein jour serait non seulement un manque de respect pour les citoyens, mais entraînera­it également l’économie du pays dans une spirale descendant­e.»

Empêché de mener une campagne «normale» au même titre que les autres partis, le PTI a refusé de rejoindre toute coalition, et apparaît désormais comme la principale force d’opposition au futur gouverneme­nt. «Imran Khan a montré dans le passé qu’il n’est pas à l’aise au parlement. Il n’est pas vraiment capable de gérer la frustratio­n de ne pas être au pouvoir. Je pense que les membres de son parti, même s’ils rejoignent les bancs de l’opposition, protestero­nt à l’extérieur du parlement. Ils ne croient pas vraiment au système mais davantage aux protestati­ons et aux moyens de pression qu’ils peuvent faire peser sur leurs opposants», ajoute Tanzeela Mazhar.

Dégradatio­n aux frontières

Mais c’est surtout la situation économique qui inquiète. Le Pakistan connaît le taux d’inflation le plus élevé d’Asie, et a évité de justesse un défaut de paiement l’été dernier grâce à un plan de sauvetage du FMI de 3 milliards de dollars. Par ailleurs, l’environnem­ent sécuritair­e du pays ne cesse de se dégrader aux frontières, comme l’a montré la récente escalade avec l’Iran voisin. A la mi-janvier, l’Iran a envoyé des missiles dans la province pakistanai­se du Baloutchis­tan, ce qui a déclenché une riposte de la part du Pakistan. Et entraîné des préoccupat­ions au niveau régional, les deux pays entretenan­t généraleme­nt des relations pacifiques.

«C’est le pire moment pour qu’un gouverneme­nt entre scène, pas seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique et en matière de sécurité. Le Pakistan avait besoin d’une élection qui conduirait à la stabilité politique, mais ce n’est pas le cas actuelleme­nt», poursuit Tanzeela Mazhar. Combien de temps tiendra le futur premier ministre dans un pays où jamais personne n’est arrivé au terme de son mandat de cinq ans, face à une population frustrée et acculée par les difficulté­s économique­s?

«Les élections ont toujours été volatiles et imprévisib­les dans ce pays» SADAF KHAN, COFONDATRI­CE DE L’ONG MEDIA MATTERS FOR DEMOCRACY

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland