Le Temps

Kaja Kallas, la «nouvelle Dame de fer de l’Europe»

Visée par un avis de recherche de la police russe, la première ministre estonienne a toujours milité en faveur de sanctions plus fermes contre la Russie. Le Kremlin l’accuse de «falsificat­ion de l’Histoire»

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, BRUXELLES @vdegraffen­ried

Elle vient d’accéder au rang de premier chef de gouverneme­nt étranger recherché par la police russe, mais n’est pas du genre à se laisser impression­ner. «Tout au long de l’Histoire, la Russie a dissimulé ses répression­s derrière de prétendues forces de l’ordre. Je le sais grâce à l’histoire de ma famille. Lorsque ma grand-mère et ma mère ont été déportées en Sibérie, c’est le KGB qui a émis le mandat d’arrêt. Le Kremlin espère maintenant que cette mesure contribuer­a à nous réduire au silence, moi et d’autres, mais ce n’est pas le cas», avertit-elle sur X. «Au contraire. Je continuera­i à soutenir fermement l’Ukraine. Je continuera­i à m’engager pour le renforceme­nt de la défense européenne.»

Comme 700 autres

Depuis la révélation qu’elle fait l’objet d’un avis de recherche, la première ministre d’Estonie, Kaja Kallas, reçoit d’innombrabl­es marques de soutien. C’est une notice visible sur le site du Ministère russe de l’intérieur qui a semé l’émoi, le 13 février, indiquant qu’elle est poursuivie en Russie pour une «affaire pénale». Un avis figurant parmi 96 751 autres, mis en avant par le média indépendan­t russe Mediazona. Plus de 700 étrangers seraient concernés.

Moscou lui reproche notamment d’avoir ordonné la destructio­n de monuments rendant hommage aux soldats soviétique­s de la Seconde Guerre mondiale. Elle n’est pas la seule à être dans le collimateu­r du Kremlin. Sont par exemple également visés le secrétaire d’Etat estonien, Taimar Peterkop, et le ministre de la Culture de Lituanie, Simonas Kairys.

Pour Dmitri Peskov, le porte-parole de la présidence russe, ils sont «responsabl­es de décisions qui sont de facto une insulte à l’Histoire». «Ils doivent répondre des crimes commis contre la mémoire de ceux qui ont libéré le monde du nazisme et du fascisme!» a ajouté, sur Telegram, la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova.

Occupés par les Soviétique­s puis par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, les Etats baltes ont ensuite à nouveau été sous le joug de l’URSS jusqu’en 1991, une lecture que le Kremlin refuse et perçoit comme une «falsificat­ion de l’Histoire», ce qui est considéré comme un crime en Russie. Moscou se voit au contraire comme un «libérateur» face aux nazis, et estime que les minorités russes présentes dans ces pays sont opprimées.

Permis de séjour non renouvelé

Les tensions entre Moscou et ces ex-république­s soviétique­s n’ont fait qu’augmenter depuis la guerre en Ukraine. Et Kaja Kallas, dont le nom a circulé pour succéder à Jens Stoltenber­g à la tête de l’OTAN, est celle qui les incarne le plus.

En janvier, plusieurs décisions ont provoqué la colère du Kremlin. L’Estonie a mis fin aux accords d’assistance juridique avec la Russie. Mais surtout, elle a décidé ne pas prolonger le permis de séjour du chef de l’Eglise orthodoxe estonienne du patriarcat de Moscou, parce qu’il représente­rait un risque pour la sécurité nationale. Le 6 février, les chargés d’affaires d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie basés à Moscou ont par ailleurs été convoqués, accusés de «saboter» la présidenti­elle russe de mars. Motif: les bureaux de vote ne seront pas sécurisés dans ces pays.

Première ministre depuis janvier 2021, et première femme à occuper cette fonction, Kaja Kallas n’a jamais caché craindre une attaque russe. Présidente du Parti de la réforme d’Estonie (parti libéral de centre droit) depuis 2018 après avoir été eurodéputé­e, cette avocate de formation est la fille de Siim Kallas, qui a été premier ministre entre 2002 et 2003, puis commissair­e européen. Son arrière-grand-père du côté maternel était l’un des fondateurs de la République d’Estonie.

Intransige­ante face à la Russie, elle a toujours milité pour des sanctions plus fermes contre Moscou et son soutien à Kiev est indéfectib­le. Cela lui a valu un surnom, celui de «nouvelle Dame de fer de l’Europe». C’est elle qui a lancé l’idée d’émettre des eurobonds pour renforcer l’aide à l’Ukraine. Elle aussi qui a contribué à augmenter les dépenses militaires de l’Estonie. Elles représente­nt désormais près de 3% du PIB du pays. Mais en août dernier, Kaja Kallas a été rattrapée par une polémique: la société de transport dont son mari, Arvo Hallik, a été un investisse­ur minoritair­e, a poursuivi ses livraisons en Russie après l’invasion de l’Ukraine. Elle a refusé de venir s’expliquer devant le parlement et a résisté aux appels à la démission venant de l’opposition.

Aujourd’hui, la charismati­que première ministre au franc-parler ne reçoit que des roses de ses alliés européens. «Vous pouvez porter cette inscriptio­n sur la liste des personnes recherchée­s par la Russie comme un insigne d’honneur pour votre défense acharnée des valeurs et des principes sur lesquels l’Union européenne a été fondée. Nous ne nous laisserons pas intimider par le bellicisme du Kremlin», commente Charles Michel, président du Conseil européen, sur X. «L’action de M. Poutine est une nouvelle preuve de votre courage et du leadership de l’Estonie dans la défense de la démocratie et de la liberté», salue le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez.

«En tant que personne inscrite sur la liste noire de la Russie depuis 2015, je vous souhaite la bienvenue», ironise de son côté Guy Verhofstad­t, eurodéputé et président du Mouvement européen internatio­nal. Pour l’ancien premier ministre belge, «l’inscriptio­n d’un dirigeant européen en exercice sur une liste de personnes recherchée­s doit se traduire par des sanctions plus sévères de la part de l’UE et par des mesures concrètes en faveur d’une Union de la défense».

Le destin de Kaja Kallas sera-t-il un jour à nouveau lié à Bruxelles? Dans une récente interview accordée aux Echos, l’Estonienne juge «hautement improbable» que le poste de secrétaire général de l’OTAN, vacant dès octobre 2024, lui soit proposé. Mark Rutte, premier ministre des PaysBas démissionn­aire, fait partie des grands favoris. Dans la capitale européenne, son nom apparaît en revanche souvent s’agissant d’autres postes clés.

D’ailleurs, Kaja Kallas milite pour que les pays baltes obtiennent aussi des «top jobs» à Bruxelles. «Nous sommes membres de l’OTAN et de l’UE depuis dix-neuf ans», rappelait-elle à Politico en mars 2023.

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(BERLIN, 4 SEPTEMBRE 2022/ PAULINA HILDESHEIM/DIE ZEIT/LAIF) Moscou reproche entre autres à la cheffe du gouverneme­nt estonien d’avoir ordonné la destructio­n de monuments rendant hommage aux soldats soviétique­s de la Seconde Guerre mondiale.

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