Une bonne nouvelle venue du Groenland
En 2021, des analyses avaient annoncé une forte contamination au mercure de l’eau des glaciers de l’île, laissant craindre pour la santé des populations. De nouvelles mesures laissent penser que sa concentration est bien moindre
Mesurer des traces de contamination dans l’eau n’est pas une affaire facile. En juillet 2021, un article de Nature Geoscience avait défrayé la chronique. A l’issue de plusieurs campagnes de mesures, réalisées en 2012, 2015 et 2018, les auteurs, pour l’essentiel américains, affirmaient avoir découvert des concentrations très élevées de mercure dans les eaux de fonte des glaciers de l’ouest du Groenland, une île autonome de souveraineté danoise.
Des niveaux comparables à ce que l’on observe dans les fleuves et rivières en Chine, en aval des grandes régions industrielles. Et considérablement plus élevés, de plusieurs ordres de grandeur, que ce qui était jusque-là constaté dans la région arctique, tel que le mentionnait le rapport de 2021 consacré au mercure du Programme international de surveillance et d’évaluation de l’Arctique (AMAP). Une émanation scientifique des huit Etats du Conseil de l’Arctique et de ses membres permanents. Un suivi indispensable tant cet élément chimique peut être toxique pour les écosystèmes et les humains.
«Nous étions en train de boucler le rapport quand les travaux de mes collègues ont été publiés, explique Lars-Eric Heimbürger-Boavida, chercheur CNRS à l’Institut méditerranéen d’océanologie à l’Université d’Aix-Marseille, coauteur d’un article publié dans Science Advances. Cela remettait beaucoup de choses en question, notamment parce que cela sous-entendait un flux très important – et non pris en compte – de mercure vers l’océan provenant des glaciers du Groenland. Cela a beaucoup inquiété les Danois, parce que les populations de l’île dépendent des animaux marins pour leur alimentation, et que les poissons ou les phoques accumulent le mercure. Ces travaux revenaient à dire de ne plus en consommer!»
Soupçon de contamination des échantillons
A la suite des travaux de Nature Geoscience, un groupe basé au Danemark entreprend rapidement de nouvelles mesures. En décembre 2021, il prépublie ses résultats sur Eartharxiv.org, qui démentent les travaux précédents, suggérant que les échantillons de leurs collègues ont pu être contaminés par du chlorure de mercure, une substance fréquemment utilisée par les biologistes marins.
«Il n’est pas possible de faire des mesures fiables du mercure dissous dans un échantillon d’eau sans prendre de précautions spécifiques, si du chlorure de mercure est utilisé ailleurs sur le navire scientifique, d’autant plus quand il est petit, confirme LarsEric Heimbürger-Boavida. J’ai proposé à mes collègues danois de refaire des analyses, car nous avons à Marseille un seuil de détection plus bas. Ils ont décliné avant de revenir vers nous, après le rejet de leurs travaux par une revue.»
Au cours d’une nouvelle campagne de prélèvements pilotée par les Danois, en 2022 et 2023, les échantillons sont divisés en trois pour être analysés à Marseille, à l’Université du Manitoba (Canada) et à celle d’Aarhus (Danemark). Une campagne qui recouvre géographiquement les lieux soi-disant contaminés, ainsi qu’une quinzaine d’autres, tous sur la marge ouest de l’inlandsis groenlandais.
Le verdict, publié il y a quelques jours dans Science Advances, semble sans appel et réjouira les populations autochtones et les autorités sanitaires: les concentrations mesurées sont cent à mille fois plus faibles que ne le laissaient supposer les travaux de 2021. Un résultat que ne contestent pas les auteurs dont les résultats sont ainsi invalidés: c’est d’ailleurs l’un de ces derniers, Carl Lamborg (Université de Californie à Santa Cruz), qui a relu le papier de ses pairs et donné son aval à sa publication. «Même si je suis surpris, je ne suis pas en désaccord avec cette étude, souligne, avec le sourire, Jon Hawkings (Université d’Etat de Floride), premier auteur des travaux démentis. Ce sont tous d’excellents scientifiques et la qualité de leurs données est remarquable.»
Mais ensuite, le ton se crispe quelque peu. «Nos données proviennent de trois campagnes d’échantillonnage différentes faites par des gens différents et analysées dans trois laboratoires spécialisés dans le mercure. Tous ont conclu à la même chose, des niveaux de concentration très élevés. J’ai du mal à comprendre comment il est possible qu’on se soit trompés à ce point, d’autant que les échantillons collectés en 2012 ont été analysés par Carl Lamborg, qui est un spécialiste très réputé du mercure.»
Nous avons tenté de contacter ce dernier par e-mail, qui a décliné, tout affairé qu’il est à bord d’une expédition scientifique, dans les eaux de l’Antarctique cette fois. Il semble en effet difficilement compréhensible que des mesures réalisées en un même lieu présentent des écarts aussi abyssaux, même à plusieurs années d’intervalle. A moins que la dissonance puisse s’expliquer par une pollution accidentelle dont les effets auraient été observés jusqu’en 2018, avant que le mercure ne se dilue au point de revenir à une concentration normale pour la région.
«Cela semble exclu, répond Lars-Eric Heimbürger-Boavida. D’où viendrait le mercure? Jon Hawkings et ses collègues suggéraient qu’il pourrait provenir des roches ou d’un dépôt naturel de mercure sous le glacier. Dès la publication de nos collègues, nous avons pensé à une contamination de leurs échantillons. D’ailleurs, ils reconnaissent dans leur article, très honnête il faut le dire, que les bouteilles en plastique utilisées pour leurs échantillons ne sont pas idéales. Les échantillons de mercure dilué dans l’eau, cela se stocke dans du verre.»
Le plastique poreux pour les gaz
En effet, beaucoup de polymères ne sont pas parfaitement étanches aux substances gazeuses. Or, une partie du mercure émis par les activités humaines, notamment la combustion du charbon, se retrouve dans l’atmosphère, y compris dans les régions polaires. Il peut donc pénétrer dans les flacons, et les contaminer d’autant plus que les échantillons contiennent seulement des traces de cet élément.
On parle ici de picomoles par litre, soit de dixièmes de nanogrammes de mercure! Jon Hawkings le reconnaît, mais note que les premiers prélèvements, en 2012, ont été stockés dans du verre, et les derniers dans des bouteilles de polyéthylène fluoré de haute densité. «C’est un plastique recommandé par un fabricant d’instruments de mesure du mercure!»
Jon Hawkings ne nie pas non plus qu’une partie des échantillons aient éventuellement pu être contaminés par l’utilisation par d’autres scientifiques de chlorure de mercure. «Mais cela ne vaut que pour les échantillons de 2015. De plus, la manière dont le chlorure de mercure est utilisé n’en libère pas dans l’environnement. Tout cela n’est qu’une hypothèse, une théorie», répond le scientifique, un peu agacé.
«Je suis déçu par le ton accusateur de l’article de mes collègues. Pourquoi ont-ils mis l’accent sur le démenti de mes travaux plutôt que de présenter d’abord les leurs et ensuite de les comparer avec nos mesures, comme c’est généralement le cas? C’est difficile à avaler pour moi, sans doute parce que je suis en début de carrière.»
De son côté, Lars-Eric Heimbürger-Boavida insiste sur la nécessaire confrontation des résultats scientifiques. «C’est ce que j’aime dans la science. Tout ce qu’on publie peut être bombardé. Mais ce qui reste debout à la fin est solide, une vérité scientifique!»
«Il n’est pas possible de faire des mesures fiables du mercure dissous dans un échantillon d’eau sans prendre de précautions spécifiques» LARS-ERIC HEIMBÜRGER-BOAVIDA, INSTITUT MÉDITERRANÉEN D’OCÉANOLOGIE
De nouveaux résultats d’ici un an
Si chacun affirme avec force la confiance dans ses propres résultats, la réponse proviendra à n’en pas douter de nouvelles campagnes de mesures. «Nous sommes retournés au Groenland pendant plus de deux mois l’an dernier, et nous irons à nouveau sur place cet été. Nous serons désormais très, très, très prudents», explique Jon Hawkings, qui se réjouit d’avoir pu financer la poursuite de son travail, lequel devrait apporter des résultats à la fin de cette année.
Lars-Eric Heimbürger-Boavida, qui cherche toujours à affiner la connaissance globale des flux de mercure dans les régions polaires, met de son côté la dernière main à une expédition franco-canadienne qui se déroulera en août et septembre prochains; elle partira de la mer du Labrador avant de remonter la côte ouest du Groenland, pour étudier autant l’eau de pleine mer que celle qui reçoit les eaux des glaciers.
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