(Dé)connecté au point de tuer
La force funeste des écrans et de la société bling-bling. Jusqu’au 16 février, à l’Alchimic à Genève, une compagnie française plonge le public dans «Denali, un meurtre qui secoua l’Amérique», un thriller haletant et déroutant
Comment a-t-elle pu croire à cette arnaque XXL et, surtout, comment a-t-elle pu commettre un tel crime avec si peu de culpabilité? Telles sont les questions qui taraudent le public face au terrible destin de Denali Brehmer, une jeune Américaine de 18 ans qui, à Anchorage, en juin 2019, a organisé le meurtre de son amie Cynthia, simplement parce qu’un soi-disant beau gosse rencontré sur internet six mois auparavant lui promettait 9 millions si elle tuait quelqu’un et filmait son acte!
Dans une salle de l’Alchimic bondée où des adolescents sous pression manifestent leurs émotions, on assiste à la restitution de ce fait divers sur le mode palpitant d’une série policière. Interrogatoires serrés, flash-back éloquents, musique (en direct) emphatique, photos et captations d’écrans ou encore générique façon True Detective, tous les éléments sont réunis pour que l’on succombe aux charmes de la série.
L’écran, ce piège à néant
Ecrit et mis en scène par Nicolas Le Bricquir, Denali, un meurtre qui secoua l’Amérique a fait sensation l’été dernier au Festival d’Avignon et s’apprête à remplir pour de longs mois le Théâtre Marigny, à Paris. Ce succès mérité salue le travail d’une jeune équipe, douée et soudée, qui plonge à corps perdu dans les problématiques d’aujourd’hui.
«Monsieur, c’était trop bien, on a adoré! On revient quand vous voulez!» Rien que pour cet enthousiasme juvénile repéré à la fin de la représentation de mardi, Denali remplit déjà son office. Mais ce n’est pas tout. Le spectacle de ces jeunes comédiens qui se sont rencontrés au cours Florent, à Paris, a une autre vertu, autrement nécessaire en ces temps de grande confusion. Montrer que l’écran, dieu vivant des ados et des adulescents, reflète tout sauf la réalité.
Une évidence? Pas tant que ça, à voir comment Denali Brehmer est tombée dans le piège que lui a tendu Darin Schilmiller, jeune homme très moyen de 21 ans, originaire d’une communauté rurale de l’Indiana. Se faisant passer pour Tyler, un bellâtre riche à foison, le faussaire a embarqué la jeune femme d’Anchorage dans un plan aussi énorme que tragique: tuer quelqu’un et filmer le meurtre en échange de 9 millions.
Enfant violentée
Associant son pote Kayden McIntosh, qui rame lui aussi dans un présent pesant, Denali passe par tous les états et toutes les idées avant d’accomplir son terrible forfait. Aucun spoiler puisque le spectacle débute sur le crime, comme dans un Columbo. Ce qui saisit, par contre, et nous tient en haleine, à l’image de True Detective, c’est l’exploration minutieuse du contexte socioculturel. Ce plongeon dans une jeunesse totalement perdue et déconnectée qui ne réalise pas la gravité des faits. Car, au-delà du meurtre en lui-même dont l’Amérique parle encore, des viols et des abus en tout genre constituent le quotidien de ces naufragés. Enfant, Denali a été violentée par une mère alcoolique et est elle-même mère d’une petite fille dont elle peine à s’occuper…
Une proie idéale, donc, pour une love story trafiquée. Relevons à ce propos le soin que Nicolas Le Bricquir a mis dans la réalisation de captations d’écrans et autres photos qui déferlent tels un torrent pour montrer à quel point ce flot glamour a noyé l’esprit de Denali. Tout de même, on se demande comment cette jeune femme a pu être aussi naïve alors que, autoritaire et charismatique, elle est clairement la meneuse de son groupe d’amis.
On a là le travail d’une jeune équipe, douée et soudée, qui plonge à corps perdu dans les problématiques d’aujourd’hui
Les questions, c’est justement le moteur de ce spectacle qui avance par énigmes et coups de théâtre. Dans le rôle de Denali, Lucie Brunet est redoutable. Celle qui fut une Luce à moustache, victorieuse de La Nouvelle Star en 2010, traduit parfaitement la fuite en avant d’une héroïne s’enfonçant dans le déni. A ses côtés, Jeremy Lewin, né à Genève avant de rejoindre le Conservatoire national de Paris, restitue parfaitement les errements de Kayden, tandis que Caroline Fouilhoux compose Kate, une ado de 14 ans abusée, qui répond avec une formidable ingénuité aux deux enquêteurs, (Lou Guyot et Guillaume Ravoir). Dans les rôles de Caleb et de Cynthia, Julie Tedesco et Lauriane Mitchell complètent une distribution qui, avec Louise Guillaume au son, trouve parfaitement le ton saccadé et musclé du policier.
«Le seul but de ces adolescents est d’être riches et célèbres, puisque c’est ça, réussir aujourd’hui. Sachant ce conditionnement, dans quelle mesure sont-ils responsables des actes qu’ils ont commis?», se questionne Nicolas Le Bricquir. Cette ultime question, c’est en effet toute la société (de consommation) qui doit se la poser.
■