Quel profil pour les leaders de la «tech»?
Respectivement fondateurs d’Amazon, Google et Tesla, Jeff Bezos, Larry Page et Elon Musk ont apprivoisé l’informatique avant de créer leurs empires. Ont-ils imposé un modèle à la tête des entreprises technologiques? La réalité est nuancée
En 2015, Cédric Moret reprend Elca, une entreprise vaudoise active dans les logiciels. Alors qu’elle comptait 600 employés il y a 9 ans, elle occupe aujourd’hui quelque 2000 personnes, notamment sur son site de Pully. Elle vient de s’installer dans des locaux spacieux, autrefois occupés par le Comité international olympique.
Sur le papier, rien ne prédestinait ce diplômé d’HEC Lausanne à devenir l’une des personnalités les plus en vue de la scène numérique suisse. Son parcours qui l’a amené à travailler pour Procter & Gamble, puis la société de conseil McKinsey, ne ressemble aucunement à celui d’un Daniel Borel, l’ingénieur issu des rangs de l’EPFL qui a fondé en 1981 Logitech.
Il y a technologie et… technologie
Certains puristes vont jusqu’à affirmer que pour saisir les enjeux et les opportunités d’une entreprise à caractère technologique, il faut impérativement afficher un cursus scientifique. «Je ne mettrais pas forcément un juriste ou un économiste à la tête d’une entreprise technologique, à part si celle-ci est en période de transition», observe Anne Bobilier. Pour cette diplômée en informatique scientifique, membre de plusieurs conseils d’administration, il faut surtout comprendre le «métier» de l’entreprise qu’on dirige.
Dans la «tech», il s’agit de séparer deux modèles d’affaires très différents, complète Cédric Moret. A l’instar de nombreuses start-up, certaines entreprises vont proposer une nouvelle technologie et seront probablement dirigées par des personnalités qui disposent d’une formation scientifique ou technique. D’autres, comme Elca, misent, elles, sur un ou des services qui utilisent des solutions existantes. Dans ce registre-là, un manager qui comprend bien les besoins des clients pourra tout à fait faire la différence.
Se demander s’il faut plutôt une informaticienne ou un gestionnaire au sommet de telles sociétés revient-il dès lors à discuter sur le sexe des anges? Pas tout à fait. Technologie et économie doivent impérativement mieux s’entendre et se comprendre, soutient Cédric Moret: «Quand je travaillais chez McKinsey, je me suis rendu compte assez rapidement qu’il y avait une sorte de fossé entre le monde de l’entreprise et celui de la tech. Les ingénieurs vendaient de la tech, puis les profils économiques essayaient de comprendre quel était le modèle d’affaires le plus prometteur. Or, ce qui est intéressant, c’est de faire en sorte que ces deux mondes se rencontrent.»
Ce constat explique certainement le succès d’Elca aujourd’hui, qui a développé au milieu des années 2010 une solution numérique de contrôle des billets utilisée de nos jours dans des grands événements comme Paléo, Wimbledon ou les matchs de la Ligue des champions. Les attentats de Paris venaient de se produire, avec une explosion à quelques pas du Stade de France: «Traçabilité, sécurité et limitation du marché noir étaient devenues essentielles, se souvient le chef d’entreprise. La blockchain s’est révélée être la technologie qui nous permettait d’aider nos clients.»
Se propulser dans un monde différent
N’allez pas croire que cela signifie que Cédric Moret comprend toutes les subtilités de la technologie de blocs. Il s’en remet pour cela aux experts, triés sur le volet, qui l’entourent. Lui dispose probablement des qualités qu’Anne Bobilier pointe, à savoir «la capacité de se propulser dans un monde différent et de comprendre comment les technologies supportent ou induisent ces transformations. Tout en laissant leur rôle aux experts pour se concentrer sur le développement de l’entreprise.»
Depuis le début du siècle, l’EPFL a adopté un caractère beaucoup plus entrepreneurial. Elle s’intéresse de très près à ces questions, sans s’aventurer à préconiser un profil au détriment de l’autre. «L’ingénieur a la connaissance technologique. Cela lui permettra de saisir d’autres opportunités et d’identifier les changements de paradigme. Si on prend un directeur informatique qui a touché l’IA pendant ses études, il ne réagira pas de la même manière qu’un autre directeur qui n’a jamais été directement confronté à l’IA», relève Gaétan de Rassenfosse, directeur du Laboratoire de politique scientifique, technologique et d’innovation de la haute école. Avant de relever un gros risque, celui d’«être trop porté sur la technique, d’avoir une belle solution technologique mais pas de marché. Car pour qu’une firme survive, il faut qu’elle gagne de l’argent.» L’histoire récente fourmille de jeunes entrepreneurs, amoureux de leur innovation, qui dans les faits ne répondait à aucun besoin et n’en créait aucun.
«Il y a un fossé entre le monde de l’entreprise et celui de la tech»
CÉDRIC MORET, PATRON D’ELCA
Face aux avantages et aux faiblesses des uns et des autres, pour quel profil trancher? «Pour qu’une société réussisse, je pense qu’il faut surtout qu’elle ait un leader à sa tête, c’est-à-dire une personnalité qui soit capable de focaliser l’entreprise et ses collaborateurs sur un objectif précis», recommande Cédric Moret.
Un directeur charismatique
«Bien sûr, il faut un directeur général charismatique, confirme Anne Bobilier. Et il faut décliner son profil avec le conseil d’administration et le comité exécutif dans sa globalité. Si par exemple vous avez un excellent directeur financier, le directeur général n’aura pas besoin d’avoir des compétences pointues dans ce domaine.»
Des décisions qui sont loin d’être anecdotiques car les sociétés technologiques ne sont pas les seules à devoir disposer d’expertise technique, alors que la déferlante ChatGPT a ajouté une nouvelle pression à la numérisation. Cédric Moret relève avoir vu des entreprises perdre de l’argent en faisant de mauvais choix dans ce domaine. ■