Une devise en étendard: «Je n’ai pas peur»
Nous republions ce portrait d’Alexeï Navalny paru en février 2021, alors que l’opposant comparaissait une énième fois devant la justice
«Je n’ai pas peur.» C’est la devise, simple et efficace, d’Alexeï Navalny. Et c’est aussi la principale arme dont dispose l’opposant face au régime autoritaire contre lequel il est en croisade.
Celui qui est devenu l’opposant numéro 1 à Vladimir Poutine n’est pas tombé du ciel. Sa maturation politique et contestataire est concomitante de l’implantation du poutinisme en Russie. Né en 1976 à Boutyne, près de Moscou, Alexeï Navalny grandit pendant la dernière décennie d’une Union soviétique en déliquescence. Son père, Anatoly, alors officier de communication dans l’Armée rouge, et sa mère, Lioudmila, économiste, ont ouvert au milieu des années 1990 une petite fabrique de tressage d’osier. Après des études de droit et de finance, Navalny, «obsédé depuis toujours par la politique», selon ses propres mots, s’encarte à 24 ans au parti social-libéral Iabloko, quand un certain Vladimir Poutine, ex-agent du FSB (les services de sécurité russes) inconnu du grand public, est propulsé à la tête du pays par le clan véreux du président Boris Eltsine.
Activiste d’investissement
Le coeur de son activité politique, très tôt, a été la lutte contre la corruption, surtout dans les grandes entreprises d’Etat, l’un des piliers du régime poutinien. En 2007, il se lance dans «l’activisme d’investissement». Navalny achète une poignée d’actions dans les grosses boîtes énergétiques Transneft, Rosneft, Gazprom, ou les banques gouvernementales Sberbank et VTB, pour quelques dizaines de milliers de dollars. En tant qu’actionnaire minoritaire, il exige un droit de regard sur les activités du management, remarquant que les dividendes sont microscopiques par rapport aux bénéfices d’entreprises qui, par ailleurs, disent verser des millions à des oeuvres caritatives, ce dont Navalny ne retrouve aucune trace. C’est ainsi qu’il met le doigt sur les grandes manoeuvres de détournement d’argent opérées par l’entourage de Vladimir Poutine.
Parallèlement, Alexeï Navalny, devenu l’un des blogueurs stars de la plateforme LiveJournal, plante les premières graines de ce qui deviendra son Fonds de lutte contre la corruption (FBK). Le projet en ligne RosPil, lancé en décembre 2010, sert à révéler le pillage des ressources d’Etat via les commandes publiques. N’importe qui peut participer en soumettant aux juristes rassemblés autour de Navalny, via son site, des appels d’offres douteux dénichés sur le site du gouvernement, souvent pour l’achat de matériel ou de véhicules à des prix exorbitants. «Je me souviens des conversations entre fonctionnaires dans les bureaux, ils savaient que Navalny les surveillait, confie Sergueï Gouriev, professeur d’économie à Sciences Po Paris.
Des foules galvanisées
L’année 2011 marque le début de la vie de tribun de l’avocat blogueur et sa mue définitive en détracteur tonitruant du régime. En février, il lance le sobriquet «parti des escrocs et des voleurs» pour désigner Russie unie, le parti de Poutine. Le 5 décembre, au lendemain des législatives, l’opposition organise un rassemblement pour en dénoncer les résultats. A la surprise des Moscovites eux-mêmes, ils sont assez nombreux à piétiner dans la boue sur le boulevard Tchistoproudny, pour écouter le virulent Alexeï Navalny fustiger les escrocs qui ont dérobé leurs voix. Et appeler la foule à marcher vers le siège de la Commission électorale centrale. Ce jour-là, Navalny est interpellé pour la première fois et incarcéré quinze jours.
La saison contestataire 2011-2012, qui précède le retour de Vladimir Poutine au Kremlin pour son troisième mandat, a commencé. Pendant plusieurs mois, l’opposition rassemble dans le centre de Moscou des dizaines de milliers de personnes qui crient leur désamour de Poutine et de son régime. Orateur de talent, toujours sur le devant de la scène, Navalny galvanise les foules et devient vite plus populaire que les opposants de la vieille garde Boris Nemtsov et Garry Kasparov, ou de la nouvelle génération, tels Ilia Iachine et Dmitri Goudkov.
Et en avril 2013, alors que le Kremlin continue à faire comme s’il n’existait pas, Alexeï Navalny opère une véritable percée politique. Il annonce, sur la chaîne indépendante Dojd, qu’il compte devenir président, pour «changer la vie dans le pays». Un jour, «nous gagnerons et nous mettrons en prison Poutine et ses sbires», promet-il. En septembre, aux municipales de Moscou, malgré les fraudes, Navalny remporte 27,24% des voix contre le maire sortant, Sergueï Sobianine, et, frisant le second tour, donne des sueurs froides au régime.
Pour le neutraliser, les autorités multiplient les affaires judiciaires, rendant l’opposant inéligible. En juillet 2012, Navalny est inculpé pour avoir prétendument volé l’équivalent de 377 000 euros à la société forestière Kirovles. Il prend 5 ans de prison avec sursis. Entre deux procès, Alexeï Navalny a le temps d’annoncer sa candidature pour la présidentielle de 2018 et de lancer sa campagne, qu’une deuxième condamnation n’interrompt pas.
Pour le professeur Sergueï Gouriev, la bascule se produit en 20162017. Le pouvoir russe répond à la contestation de 2012 en déversant des milliards pour aménager Moscou, tandis que le reste du pays s’enfonce dans la détresse économique. «Navalny va à la rencontre de ces régions déprimées, comprend le décalage, et trouve un langage commun avec les citoyens, se souvient Gouriev. Parce qu’il lutte contre la corruption, Navalny martèle qu’il faut combattre la misère. Il vire résolument à gauche, très préoccupé par les inégalités.»
Les 26 mars et 12 juin 2017, Alexeï Navalny mobilise des foules considérables, après la diffusion d’une enquête sur les richesses cachées du premier ministre Dmitri Medvedev. De Moscou à Vladivostok, des dizaines de milliers de personnes descendent dans la rue, dont beaucoup de lycéens et d’étudiants, qui portent un coup au mythe d’une jeunesse soit pro-Poutine, soit apolitique. «Le pouvoir a vraiment pris peur, dit Sergueï Gouriev. Il a été attaqué au vert d’éthylène [et a failli y laisser un oeil, ndlr]. Et comme nous le savons désormais, c’est à cette époque qu’une équipe d’empoisonneurs a commencé à le suivre dans ses déplacements.» En tout, Navalny aura passé soixante jours en détention cette année-là. Le 27 décembre 2017, la Commission centrale électorale l’élimine définitivement de la course à la présidence, après que toutes les instances ont rejeté ses recours. Et puis Navalny est toujours sous le coup d’une autre condamnation, pour laquelle la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnera la Russie pour persécution politique. Ce qui n’a pas empêché le service pénitentiaire (FSIN) de revenir à la charge en décembre 2020 et d’accuser Alexeï Navalny d’avoir violé les conditions de son contrôle judiciaire dans le cadre de son sursis, alors qu’il était en convalescence à Berlin, après avoir survécu à une tentative d’empoisonnement au gaz innervant Novitchok, attentat organisé et perpétré par le FSB.
L’attention de l’Occident
L’année 2011 marque le début de sa vie de tribun et sa mue définitive en détracteur tonitruant du régime
Empêché de participer à la vie électorale dans les urnes, Alexeï Navalny ne dépose pas les armes. Son projet en ligne «Vote intelligent», lancé fin 2018, pour soutenir n’importe quel candidat sauf celui du pouvoir, porte rapidement ses fruits, privant Russie unie de sa traditionnelle majorité dans de nombreux parlements locaux en 2019. L’impact est tangible et affole les autorités, d’autant que, même sans les efforts de Navalny et de son équipe – un essaim de juristes, économistes, enquêteurs courageux et dévoués –, le régime poutinien est en perte de vitesse. Alexeï Navalny, lui, s’impose comme un homme politique moderne et charismatique, accessible, qui s’intéresse aux gens et à leurs préoccupations. Avec sa rayonnante épouse, Yulia, toujours à ses côtés, et leurs deux enfants blonds comme les blés dont il expose fièrement les aventures sur Instagram, Navalny, regard bleu et sourire de charmeur, est l’antithèse de l’apparatchik poutinien repu, corrompu, coupé du peuple et dissimulateur de ses richesses volées. Et de Poutine lui-même, qui n’arrive pas, depuis des années, à formuler une vision positive pour l’avenir de la Russie, et dont toute la vie, publique et privée, est opaque et façonnée par la propagande.
«Alexeï a déclaré la guerre à Poutine, ou plutôt, il a relevé le défi après que celui-ci a tenté de le tuer», dit l’opposant russe Dmitri Goudkov. Ayant survécu à la tentative d’empoisonnement de l’été 2020, accédant par là même au rang de dissident officiellement persécuté par le régime, dont le sort préoccupe désormais les chancelleries occidentales, l’opposant n’a jamais eu d’autre idée en tête que de rentrer en Russie pour embrasser son destin. Populiste «dans le bon sens du terme», selon Dmitri Goudkov. Le chemin sera long et rocailleux, dangereux sans doute, mais Alexeï et Yulia – «qui déteste le régime actuel encore plus que lui», assure Gouriev – sont «idéalistes» et «pragmatiques» à la fois, préparés depuis longtemps aux sacrifices que nécessite leur cause. ■