«Moscou n’avait aucune raison de nuire à sa santé»
L’annonce par l’administration pénitentiaire de la mort soudaine d’Alexeï Navalny, emprisonné depuis 2021, s’est propagée comme une onde de choc et embarrasse sérieusement la Russie, qui met en cause l’Occident
«L’expertise médicolégale est en cours, mais ils ont déjà tiré leurs conclusions»: la porte-parole de la diplomatie russe Maria Zakharova a de nouveau laissé éclater sa colère contre ces responsables de «l’Occident collectif» qui ont osé mettre en cause les autorités russes dans le décès d’Alexeï Navalny, survenu le 16 février dans une colonie pénitentiaire de la région autonome de Iamalo-Nénétsie.
L’annonce faite à la mi-journée par l’administration de la prison, précisant seulement que le principal opposant russe était décédé après s’être «senti mal» à l’issue de la promenade, s’est répandue comme une onde de choc, provoquant tour à tour l’incrédulité, la tristesse et la colère au sein de ses sympathisants. Côté officiel, les autorités se sont lancées, non sans une certaine confusion, dans une communication de crise afin de tenter de minimiser cet événement avant de s’en prendre à ceux qui seraient tentés de «l’instrumentaliser».
«Je pense qu’il s’agit d’un accident»
Vladimir Djabarov, vice-président de la Commission des affaires étrangères du Sénat russe, a même invité les médias à ne pas «en faire trop» sur cette affaire, expliquant que «l’Occident pourrait tirer parti de cette situation». «La Russie n’avait aucune raison de nuire à la santé de Navalny, absolument aucune. Je pense qu’il s’agit d’un accident, ce genre de choses arrivent», a-t-il poursuivi, s’exprimant sur les ondes d’une radio publique. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, s’est borné à dire qu’une enquête officielle était en cours, ajoutant néanmoins que le chef de l’Etat avait été informé de la mort de son principal opposant. Ce dernier visitait ce jour-là une usine de robots à Tcheliabinsk et n’a pas daigné commenter l’information.
Parallèlement, des propagandistes et faucons russes ont commencé à distiller des informations invérifiables sur les causes de la mort de Navalny, qui aurait succombé à une embolie. Plusieurs personnalités officielles ont même mis en cause ses «mentors» occidentaux de l’avoir «sacrifié» sur l’autel de guerre contre la Russie – sans pour autant provoquer les remontrances de Maria Zakharova de mettre la charrue devant les boeufs. «Du secrétaire général de l’Alliance atlantique à l’administration américaine, en passant par Sunak, Scholz et Zelensky, ce sont eux les véritables responsables de la mort de Navalny. Ils ont fait des choix catastrophiques, et maintenant ils tentent de tirer profit de sa mort», a même déclaré le président de la Douma, Viatcheslav Volodine.
27 fois à l’isolement depuis 2021
«Vous imaginiez vraiment que cela aurait pu se passer autrement?», a réagi un officiel russe sous couvert d’anonymat, dans une rare confidence recueillie par le journal en exil Meduza. Selon leurs sources au Kremlin, les autorités s’étaient (plus ou moins) préparées à un tel scénario, surtout depuis le transfert de Navalny dans la colonie IK-3, située au-delà du cercle polaire et connue pour ses conditions draconiennes. En Russie, peut-être plus qu’ailleurs, «tout peut arriver en prison» et la santé de Navalny avait fini par prendre un sacré coup – malgré l’endurance et la bonne humeur légendaire du Russe. Il a été mis 27 fois à l’isolement depuis 2021, privé de soins, mal nourri, exposé au froid, à l’humidité et au manque d’air frais. «Comme me l’a dit le médecin de Navalny: le corps humain ne peut pas endurer tout ça. C’est un meurtre», a témoigné Dmitri Mouratov, patron du journal d’opposition Novaïa Gazeta et Prix Nobel de la paix.
Un verdict partagé par bon nombre d’opposants russes, à commencer par les journalistes de Novaïa Gazeta et de Meduza, qui parlent ouvertement d’un «meurtre en prison». Ces derniers, qui travaillent en exil depuis le bannissement de leur média de Russie, ont même publié une déclaration mettant directement en cause Vladimir Poutine: «L’homme qui s’est autoproclamé président de la Russie porte une responsabilité personnelle dans la mort de Navalny. Poutine a tué Navalny.» «Oui, il a fini par l’avoir», commente brièvement pour sa part Christo Grozev, enquêteur de Bellingcat, qui a longuement côtoyé l’opposant après sa tentative d’empoisonnement en 2020. Dans une enquête qui a fait date, Bellingcat avait alors mis en cause une unité spéciale du FSB, les services de sécurité russes, dans cet empoisonnement à l’aide d’un agent innervant de type Novitchok.
Après avoir été soigné en Allemagne, Alexeï Navalny avait alors pris cette décision, déjà jugée insensée par la plupart de ses sympathisants, de rentrer en Russie où il a été arrêté dès son arrivée à l’aéroport. Jugé dans plusieurs affaires, largement perçues comme une vengeance pour avoir défié le pouvoir, il a été condamné à un total de 19 ans de prison. «Dans tous les cas, nous avons désormais la réponse définitive à la question de savoir si Navalny aurait dû retourner en Russie, et devenir non pas un exilé mais un homme politique. Il est rentré dans un pays où il n’y a aucune perspective politique mais uniquement des martyrs et des saints», conclut Alexander Baunov, de la branche russe de la Fondation Carnegie. Alexeï Navalny avait 47 ans. ■