«On ne peut pas laisser les haines nous définir»
Après un livre et un podcast retraçant l’histoire de l’antisémitisme, la sociologue, autrice et podcasteuse revient sur la hausse des incidents, leur récupération politique de part et d’autre de l’échiquier, et la nécessité de l’union face au racisme
Sur sa bio Instagram, on peut lire: «Plume molotov». De la plume, elle a l’apparente douceur et une pointe qui pique, le goût des mots justes et des formules qui marquent. Mais Illana Weizman, sociologue et autrice franco-israélienne de 40 ans, se sert bien de celle-ci pour mettre le feu aux préjugés. Après s’être fait connaître dans la francophonie pour son travail sur la dépression post-partum, elle sort en 2022 Des Blancs comme les autres? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme, retraçant l’histoire de l’antisémitisme et ses ramifications politiques. En septembre 2023, l’ouvrage est adapté en podcast à l’initiative du studio genevois Chahut Media. Dès sa sortie, la série audio Qui a peur des Juifs? est un succès critique et d’audience.
Depuis, le contexte géopolitique a changé. Quel écho sa voix, celle d’une juive désespérée par la violence, peut-elle trouver au milieu des invectives antisémites et dans le bruit des bombes?
Vous vivez à Tel-Aviv en ce moment. Comment allez-vous? Je suis triste. Terrorisée par le présent et par l’avenir qui se dessine. Moi qui suis d’habitude très active sur les réseaux sociaux, je dois admettre que depuis le 7 octobre, j’ai littéralement perdu ma voix. Juste après l’attaque du Hamas, j’ai commencé à partager des analyses factuelles, politiques de la situation. Sur le pogrom du 7 octobre, puis les représailles israéliennes et les massacres en cours. Certaines des voix que je relayais soulignaient l’importance de l’empathie pour les uns comme pour les autres, mais que ce soit de la part de mes compatriotes juifs quand je parlais du sort des Gazaouis, ou de la part de mes connaissances pro-palestiniennes quand je parlais du trauma juif, je me suis pris un déferlement de haine de tous les côtés. Je ne sais plus bien où est ma place aujourd’hui, lorsque le chaos absorbe tout.
Votre livre et votre podcast ont pris une nouvelle dimension à l’aune du conflit… Le podcast Qui a peur des Juifs? est sorti un mois avant les attaques du 7 octobre. L’intention était d’explorer une piste qui me tient à coeur: plaider pour que le combat contre l’antisémitisme trouve sa place au sein des autres combats antiracistes. Les perpétuelles confusions ont de graves conséquences, notamment la mise en compétition des différentes populations racisées et l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme par l’extrême droite. Cette phrase de l’essayiste anticolonialiste Frantz Fanon m’avait marquée: «Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille: on parle de vous.» Mais évidemment, les événements d’octobre et la réponse israélienne changent le regard sur notre travail. En rétrospective, il y a certains points qui auraient mérité d’être creusés, notamment le rapport identitaire d’une partie des juifs à Israël ou encore l’assimilation de tous les juifs aux politiques israéliennes, qui relève de l’essentialisation et donc de l’antisémitisme. Mais en même temps, il était important de produire des objets pédagogiques sur l’antisémitisme consultables n’importe quand, décorrélés de l’actualité.
Vous souteniez justement dans votre livre, «Des Blancs comme les autres», qu’«on ne doit pas étudier la question de l’antisémitisme au prisme du sionisme et de la situation entre Israël et Palestine». Est-ce précisément ce qui se passe? Oui. Il faut commencer par dire qu’on peut critiquer la politique israélienne, s’insurger contre les gouvernants sans être antisémite. Mais j’ai souvent observé un glissement entre antisioniste et antisémite. J’ai pu lire en ligne par exemple: «Les Juifs en diaspora méritent d’être attaqués pour leur soutien à Israël.» Je n’ai jamais entendu ça pour aucun autre groupe de population. Avoir un lien de près ou de loin avec Israël ne rend en rien responsable des actions d’un gouvernement qui peut être criminel.
Comment est née la collaboration franco-suisse sur ce podcast saluée par la critique de part et d’autre de la frontière? Le studio Chahut, à Genève, m’a contactée sur LinkedIn. Carole Harari m’a parlé du travail qu’ils avaient effectué sur le racisme, et de leur intérêt pour un podcast qui traiterait plus spécifiquement de l’antisémitisme après la parution de mon livre. On a bossé ensemble pendant un an par mail, visioconférence, téléphone, et ça s’est super bien passé.
Vous avez également travaillé sur la Suisse, qu’en avez-vous appris? Je connaissais très bien le contexte national français, il a été mon champ d’étude pendant longtemps. Mais j’ai été amenée à réfléchir sur la situation suisse par le biais de Carole et David Brun-Lambert. J’ai été frappée de voir à quel point on disait «Ici, ce n’est pas comme en France», «il n’y a pas d’antisémitisme en Suisse», alors qu’en réalité il prend peut-être simplement une forme plus feutrée, plus discrète, mais il existe comme partout. C’est l’objet de l’épisode 5, Le Déni suisse, sur lequel le studio Chahut Media a beaucoup travaillé.
Quel regard portez-vous sur ce qui vient de se passer à Davos, où un établissement a refusé de louer du matériel «aux clients juifs»? J’ai d’abord cru à un fake tant cela me paraissait fou. La raison invoquée: les juifs ultraorthodoxes qui fréquentent les pistes ne seraient pas soigneux avec le matériel. Prendre en exemple une ou plusieurs occurrences et en faire un trait de caractère des juifs dans leur ensemble, cela a un nom: l’antisémitisme.
Dans tous vos travaux, vous écrivez à partir de votre vécu personnel plutôt qu’en dehors, comme sociologue. Pourquoi? Le «je» est un outil puissant pour déclencher l’identification ou l’empathie. C’est exactement ce qui s’est passé avec mon premier livre, sur la période du post-partum: j’ai tenu un propos militant à partir de mon point de vue et ça a touché beaucoup de femmes. On est vite passé du récit individuel à une dimension plus sociétale, collective. En tant que lectrice, c’est la même chose, quand je lis des essais de femmes musulmanes ou d’afro-féministes par exemple, ça m’embarque et ça m’émeut.
J’ai grandi dans une maison très juive, j’allais au Talmud Torah, l’équivalent du catéchisme, j’apprenais à lire l’hébreu, on allait à la synagogue le vendredi, j’ai toujours célébré toutes les fêtes juives. Mais autant mon éducation était juive, autant je ne savais pas que j’étais juive. C’est-à-dire, j’étais juste une petite fille comme les autres. C’est à l’âge de 9 ans, quand on m’a traitée de «sale juive», que j’ai compris. C’est une identité qui naît dans l’hostilité qu’elle engendre. Je me rappelle avoir demandé alors à mon père ce que cela signifiait… être juif.
Que vous a-t-il répondu? Il m’a félicitée de ne pas m’être laissée faire – j’avais rentré mon petit poing dans le nez de l’enfant qui m’avait insultée –, même si je n’ai jamais été éduquée dans la violence. Il n’est pas rentré dans les détails, mais il m’a simplement dit «tu fais partie d’une communauté», et c’est là que j’ai pris conscience de mon rapport à celle-ci.
«Les gauches ne prennent pas la mesure de l’antisémitisme et ne luttent que marginalement contre. Ce qui laisse un boulevard à l’extrême droite»
Vous avez publié votre livre en 2022. Dans quelle mesure la pandémie a-t-elle réactivé les stéréotypes antisémites? J’ai vu, comme tout le monde, ressortir les fameux mythes associant les juifs à l’image du virus, et vu défiler des antivax contre les mesures sanitaires avec une étoile jaune, une odieuse banalisation de la Shoah, un immense irrespect. Mais en réalité, l’antisémitisme est latent et continu, c’est un terreau. Il peut y avoir des accalmies mais cela fait partie de l’Histoire. Jonathan Hayoun, qui a signé le documentaire Une Histoire de l’antisémitisme, sur Arte, estime qu’il pourra, un jour, disparaître. Moi, j’en doute un peu…
Vous notez que le complotisme est consubstantiel à l’antisémitisme, pouvez-vous l’expliquer? C’est l’historien Emmanuel Debono qui en parle très bien: dans tous les tropes antisémites, il y a la notion de complot. «Ils ont de l’argent», «ils sont avares», et à chaque fois, l’imaginaire des banques, des lobbies. Résultat, on lit: «Ce sont eux qui ont créé le vaccin pour récupérer de l’argent avec les big pharma.» Ces complots ne sont jamais cantonnés à un Etat, toute la diaspora est visée. Autour de tous les complotismes, les juifs réapparaissent. L’antisémitisme est une vision du monde: tout ramène au juif, dit Debono. D’où le fait qu’on y revienne toujours au gré des populismes.
Vous dénoncez une forme de politisation de la lutte contre l’antisémitisme actuellement – laquelle? Depuis quelques décennies, l’antisémitisme semble être devenu «une variable d’ajustement», instrumentalisé dans les débats politiques. Dans les grandes lignes, les gauches ne prennent pas la mesure de l’antisémitisme et ne luttent que marginalement contre. Ce qui laisse un boulevard à l’extrême droite et plus largement à tous les islamophobes, qui voient en la lutte contre l’antisémitisme une occasion rêvée d’asséner leur idéologie raciste. Soyons clairs: oui, l’antisémitisme peut être musulman et les discours pro-palestiens peuvent être antisémites. Mais ce n’est pas parce que l’extrême droite met son antisémitisme en sourdine aujourd’hui que celui-ci n’est pas consubstantiel à
son idéologie. Quand on entend Marine Le Pen ou Jordan Bardella se poser en défenseurs des Juifs alors que le parti qu’ils représentent est fondé par d’anciens SS, cela me rend malade.
Jean-Luc Mélenchon était à Genève il y a deux semaines. Quel regard portez-vous sur les débats qui déchirent la gauche actuellement sur ce sujet? Déjà, regardons le contexte: le malaise de la gauche quant à l’antisémitisme n’est pas nouveau. Le tropisme du juif «financier» est très ancré. Au milieu du XIXe siècle, on parle dans les cercles socialistes utopistes anticapitalistes du rapport des juifs avec l’argent. Même si aucune mesure politique ne les pénalise, il y a des essais socialistes au XIXe qui visent à les exclure. Mais plus récemment, il y a eu plusieurs points de scission: à partir du moment où l’antisémitisme porté par des voix pro-palestiniennes dans le cadre du conflit a commencé à prendre de l’ampleur, la matrice de gauche s’est retrouvée paralysée. Progressivement, la gauche a commencé à avoir tellement peur de l’instrumentalisation «négrophobe» ou islamophobe de l’extrême droite qu’elle a pris ses distances, voire a refusé de condamner les actes antisémites. Par exemple, quand Jean-Luc Mélenchon dit du terroriste islamiste Mohammed Merah, qui a tué a bout portant des enfants juifs que c’est «un idiot», «qu’il n’est «le nom de rien», je suis désolée mais c’est faux! Il est le nom du djihadisme et de l’antisémitisme. Il faut le dire, et ce n’est pas islamophobe que de le dire.
Où s’arrête, selon vous, la critique de la colonisation israélienne et de son régime d’apartheid et où commence l’antisémitisme? Mettons-nous d’accord sur les mots. Que veut dire «sioniste»? Pour moi, le sionisme est un nationalisme juif, le fait de dire que les Juifs ont le droit d’avoir une terre refuge. Certains disent «antisioniste» de façon erronée pour dire «anti-colonies» et expansionnisme. Mais si être antisioniste signifie vouloir la disparition d’Israël, je demande: où sont censés aller les 8 millions de Juifs qui vivent déjà là? On est aujourd’hui à la quatrième ou cinquième génération d’Israéliens. Et ces derniers n’ont pas de pays où «retourner», n’en déplaise aux personnes qui pensent que l’on peut plaquer le colonialisme des empires britanniques ou français au cas israélo-palestinien. De la même façon, les droites israéliennes qui font fi des revendications palestiniennes et de la nécessite absolue de l’émancipation du peuple palestinien font tout autant partie du problème. Donc on ferait mieux de parler, à mon sens, d’une solution pour toutes les populations qui y vivent, que l’on parle de deux Etats ou d’une confédération par exemple, sans quoi rien ne peut s’ancrer dans le réel et on continue sur la voie des cycles de violences à répétition.
Vous faites partie des grandes voix antiracistes de votre génération et vous déplorez une forme de «compétition victimaire» entre les différentes communautés, qu’entendez-vous par là? Quand mon essai est sorti en 2022, j’ai fait beaucoup de rencontres avec des personnes issues d’autres minorités: j’ai trouvé passionnant de voir à quel point certaines expériences se ressemblent même si on ne vit pas tous les mêmes racismes. Il me semble important de garder en tête que ce n’est pas parce qu’on ne parle pas assez des autres qu’on parle «trop des juifs». On doit collectivement oeuvrer à ce qu’on écoute tous les vécus pour combattre tous et toutes ensemble les préjugés racistes, antisémites, islamophobes, parce qu’on est tous dans le même bateau. D’ailleurs, la théorie du «grand remplacement» ne s’y trompe pas et nous met tous et toutes dans le même sac. Des personnalités que j’admire énormément travaillent en ce sens: la documentariste Hanna Assouline tente de faire entendre la voix des Israéliennes et des Palestiniennes qui oeuvrent pour une issue pacifique au conflit par exemple.
Vous relevez les formes subtiles d’antisémitisme ou «dog whistling», l’art d’être antisémite sans en avoir l’air. Quelles sont-elles aujourd’hui? C’est une habileté ancienne que de parler des juifs sans les nommer – Jean-Marie Le Pen en était maître. Ce sont tous les «vous, votre communauté…». Le mot dog whistling vient des sifflets à ultrasons, métaphore d’un signal que seuls certains entendent pour contourner les lois sur l’incitation à la haine raciale. Ces phénomènes se retrouvent pour toutes les autres minorités. Aux Etats-Unis, une association met même à jour une liste de termes, sortes de noms de codes, découverts dans des discussions à caractère antisémite. Depuis un an par exemple, «dragon céleste», qui est tiré d’un personnage du manga One Piece – qui n’a rien à voir avec le judaïsme – est utilisé par les antisémites pour se référer aux juifs sur internet: une façon de déjouer les algorithmes de modération.
A qui ce livre est-il dédicacé, en première page? A mes deux paires de grands-parents, mes parents, et mon fils. J’aime l’idée de fil reliant les générations: il faut s’accrocher à la beauté de nos cultures pour ne pas laisser les haines nous définir, et j’espère que c’est ce que je transmettrai à mon fils. ■
La conférence-débat sur l’antisémitisme qui se tiendra le 27 février à 19h à l’auditorium du Musée d’ethnographie de Genève en présence d’Illana Weizman affiche complet
Dans le cadre du FIFDH, la table ronde «Antisémitisme : angle mort des luttes antiracistes?» aura lieu vendredi 15 mars à 19h au théâtre Pitoëff