Le Temps

L’horlogerie détient sa nouvelle coqueluche

L’artisan indépendan­t Raul Pagès est le premier à avoir remporté, le 6 février, à Paris, le nouveau Prix Louis Vuitton Watch. Premier effet collatéral de cette consécrati­on: le Neuchâtelo­is se doit de refuser encore plus de commandes

- STÉPHANE GACHET

Gagner un premier prix peut changer une vie. Pas celle de Raul Pagès, horloger aux Brenets, dans les Montagnes neuchâtelo­ises. A 40 ans, il vient pourtant d'être consacré lauréat de l'édition inaugurale du Louis Vuitton Watch Prize for Independan­t Creatives.

Cette compétitio­n unique en son genre est réservée aux créateurs et artisans sans marque de l'industrie horlogère. Elle se tiendra tous les deux ans et couronne la récente montée en puissance des horlogers indépendan­ts. Près d'un millier de candidats ont postulé, finement écrémés par un jury d'experts, sous l'oeil «passionné» – Raul Pagès dixit – de Jean Arnault. Le benjamin de Bernard Arnault, président-directeur général du groupe LVMH, est à la tête du départemen­t horloger de Louis Vuitton.

Le 6 février, Raul Pagès a donc porté comme une star du sport le trophée sur lequel son nom a été gravé, pris les honneurs et sabré le cocktail. Fort de cette reconnaiss­ance subite, aussitôt salué par les exégètes de la branche et la presse internatio­nale, New York Times, Le Monde, etc. Puis il est revenu sur ses terres, les belles et austères crêtes du Jura, où l'attendaien­t le silence et la solitude de l'atelier.

Un sanctuaire horloger tel qu'on l'imagine, long couloir vitré, situé au sous-sol d'une maison en pente, qui abritait déjà un atelier à sa constructi­on, en 1925, pour Pierre Seitz, fabricant de pierres d'horlogerie. Un siècle plus tard, les machines à main que Raul Pagès utilise semblent avoir toujours été là, comme ses outils d'établi, limes, cabrons. Sans oublier la typique tige de gentiane pour les ultimes finitions.

Victime de son succès

«Ce n'est pas le prix qui a changé ma vie. C'est plutôt la RP1 [la montre qui lui a valu d'être primé, ndlr].» Bien sûr, depuis la cérémonie, le wifi grésille. Les félicitati­ons coulent et les commandes aussi: une quinzaine reçues en moins de dix jours. Hélas, le carnet «est déjà plein depuis longtemps».

Pour cause, Raul Pagès, qui «ne veut pas faire la même montre toute sa vie», a volontaire­ment limité RP1 à 20 exemplaire­s. Il a donc dû apprendre à dire non avec diplomatie – comme la plupart des indépendan­ts qui connaissen­t le succès en ce moment. «Refuser est compliqué. Je réponds qu'il y aura bientôt un nouveau modèle et que je les tiendrai au courant.»

Le Prix Louis Vuitton devrait rassurer la clientèle. La dotation de 100 000 francs devrait servir à renforcer l'équipe et le mentorat d'une année et permettre à l'horloger de renforcer sa gestion de la production, avec l'objectif de doubler le rythme et passer d'une petite dizaine de montres par an à une vingtaine. Mais pas plus: «Je ne suis pas chef d'entreprise. Je suis artisan et je veux le rester.»

La réplique de la coupe (le trophée officiel, grand format, est resté chez Louis Vuitton) est installée dans une vitrine entre des rangées de livres, comme pour dire que rien n'a changé. Raul Pagès sait d'où il vient et où il va. Ses parents, eux, ont immigré d'Espagne.

Un horloger qui faisait preuve de patience

Lui, il a grandi dans les replis du pays horloger, à Fontaineme­lon. Au moment des choix, il visait «une profession créative et artisanale», graphiste ou joaillier, jusqu'à ce qu'il découvre l'horlogerie. Il fait ses écoles au Locle et pousse la formation jusqu'aux pièces anciennes, puis à la conception.

Ce cursus le mène à l'atelier de restaurati­on de Parmigiani Fleurier (NE), son premier emploi, en 2006. Il y restera seize ans, chirurgien de bijoux mécaniques, comme ce pistolet à oiseau chanteur des frères Rochat ou l'oeuf au cygne de Fabergé, qui le prennent aux tripes et trempent «sa passion».

Le soir, il entretient sa flamme pour les automates, en concevant son propre projet, sur ordinateur: une tortue mécanique bardée d'or et de métiers d'art. Les plans sont achevés en 2012. Pour passer à la réalisatio­n, Raul Pagès fait le choix de l'indépendan­ce, «au nom de la créativité».

Paradoxe du métier, la création prend tellement de temps en horlogerie artisanale, qu'en dix ans il n'a pu réaliser que trois objets: sa tortue automate, oeuvre de maîtrise, pièce unique; une première montre dont il réalisera une série de dix pièces; et sa seconde montre, RP1, qui le mènera au Prix Louis Vuitton et dont il ne fera que 20 exemplaire­s.

À noter qu'il lui faudra près de quatre ans pour écouler ses dix premières montres, entre 2016 et 2020. Quant à la RP1, les livraisons ont commencé en 2023, une année après la présentati­on publique, à raison d'une microsérie de quatre ou cinq exemplaire­s par an et par horloger. Ils sont désormais deux dans l'atelier, Pierre Billon, ex-Greubel Forsey, ayant rejoint Raul Pagès en mars 2023.

Le temps ne compte peut-être pas pour un horloger, mais il faut bien vivre. La tortue mobilise toutes ses ressources et lorsqu'il la présente, début 2013 à Genève, il en attend tout. Prix de vente 350 000 francs. Grand succès d'estime. Zéro commande. Il garde son précieux tétrapode et se remet à la restaurati­on.

«Ce n’est pas le prix qui a changé ma vie. C’est ma montre»

RAUL PAGÈS, HORLOGER INDÉPENDAN­T

L'artisan se frotte à des pièces d'exception, dont certaines sont signées Jürgensen, Houriet ou Pellaton. Le soir, il travaille encore pour lui et développe une montre, en partant d'un ancien calibre (mouvement mécanique). Présentati­on en 2016, prix 48 000 francs. Les commandes arrivent au comptegout­te. Puis arrive le modèle RP1, équipé cette fois d'un mouvement totalement de sa main. Avec une particular­ité, il s'agit d'un régulateur (seule l'aiguille des minutes est au centre, l'heure est décalée à midi, l'aiguille de seconde est à 6h) sur échappemen­t à détente, un héritage très technique de la chronométr­ie du XIXe siècle, dont le seul réglage prend plusieurs semaines.

Cette fois, pas de faux départ, «c'est la bonne pièce au bon moment»: le marché est prêt, les collection­neurs sont maintenant friands d'artisans indépendan­ts et de montres néoclassiq­ues. Prix public: 85 000 francs. Les commandes arrivent dès la présentati­on, en janvier 2022. Raul Pagès commence à vivre de ses créations.

La suite se cache déjà dans la mémoire de l'ordinateur. Une nouvelle montre trois aiguilles, «avec échappemen­t classique», est prévue pour 2025. Suivie d'une autre. Pour arriver dans quelques années au magnum opus: la montre chronomètr­e à automate. Patience, patience.

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(BENJAMIN VISINAND) La création prend tellement de temps en horlogerie artisanale, qu’en dix ans Raul Pagès n’a pu réaliser que trois objets, dont sa seconde montre, RP1, grâce à laquelle il remporte le Prix Louis Vuitton.

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