La relève féminine du ski suisse se fait attendre
Les trentenaires Lara Gut-Behrami et Jasmine Flury se sont offert un doublé vendredi à Crans-Montana. Avec d’autres athlètes de leur âge, elles décrochent l’essentiel des médailles féminines depuis des années, tandis que plusieurs talents se sont blessés
XA l’approche du stade d’arrivée de la piste du Mont-Lachaux, à Crans- Montana, on distribue des pommes et des drapeaux rouges à croix blanche que les enfants se réjouissent d’agiter pour encourager les Suissesses. Qui voient-ils briller lors de la première des deux descentes du week-end? «Lara GutBehrami!» Quelques heures plus tard, la Tessinoise confirme en s’imposant qu’elle est la femme en forme du moment. A 32 ans, elle est aussi la doyenne d’une délégation nationale dont toutes les prétendantes sérieuses au podium sont trentenaires.
Sur la deuxième marche vendredi, à égalité avec l’Autrichienne Cornelia Hütter, la championne du monde en titre de la descente Jasmine Flury a 30 ans, comme Michelle Gisin (20 podiums en Coupe du monde, plusieurs médailles olympiques et mondiales). Priska Nufer, victorieuse à Crans-Montana en 2022, a deux mois de moins que Lara GutBehrami, et un de plus que Joana Hählen, trois podiums en Coupe du monde.
Les quatre fantastiques
Corinne Suter, qui a tout gagné dans les épreuves de vitesse et soigne actuellement un genou, soufflera ses 30 bougies en septembre. En ajoutant encore Wendy Holdener, autre trentenaire blessée, spécialiste pour sa part de slalom, on tient la liste quasi exhaustive de toutes les skieuses qui font briller la Suisse depuis une demi-douzaine d’années. En creux, cette question: quid de la relève?
A Crans-Montana, dans la catégorie «jeunes espoirs», il ne reste guère plus que Delia Durrer (21 ans) et à la rigueur Janine Schmitt (23 ans) après la terrible blessure à un genou de Malorie Blanc (20 ans), survenue alors qu’elle venait de se distinguer aux Championnats du monde juniors (trois médailles dont deux titres). Jasmina Suter (28 ans) et Noémie Kolly (25 ans) ont encore de belles années devant elles mais elles ont largement dépassé l’âge où les stars actuelles commençaient à se démarquer. Premier podium en Coupe du monde à 16 ans pour Lara Gut-Behrami, 19 pour Wendy Holdener, 22 pour Michelle Gisin, 24 pour Corinne Suter.
Carrières hachées
Celles-là, le chef de presse Jérôme Krieg les appelle «les quatre fantastiques». Personnalités fortes et athlètes accomplies, elles prennent «beaucoup de place», reconnaît en souriant Michelle Gisin. «Il faut prendre conscience que notre génération est assez incroyable, souffle l’Obwaldienne. Nous avons presque le même âge et sommes toutes parmi les meilleures skieuses suisses de l’histoire. Lara, c’est Lara, il y a Vreni Schneider et elle à ce niveau, pas de discussion. Wendy est incroyable en slalom, Corinne a tout gagné en vitesse et moi, je suis la seule Suissesse à compter au moins trois podiums dans chacune des quatre disciplines…» La double championne olympique (2018 et 2022) poursuit son raisonnement: «Il y avait une grosse densité de talent dans nos années de naissance, et nous nous sommes mutuellement tirées vers le haut. Peut-être qu’il y a eu un peu moins de densité par la suite? Mais de toute façon, pour les jeunes, ce n’est pas facile de percer quand tu as dans ton équipe nationale plusieurs des meilleures athlètes du monde.»
C’est la malédiction de tous les pays qui savourent les exploits d’une athlète d’exception: ils scrutent l’arrivée de la suivante. Et des jeunes femmes de talent, vraisemblablement sculptées du bois dont on fait les championnes, il y en a en flux quasi continu. «Il y a quelques années, c’était Mélanie Meillard, Camille Rast, Aline Danioth, lance Beat Tschuor, chef entraîneur des femmes au sein de Swiss-Ski. Mais les carrières ne se déroulent pas toujours comme prévu…»
«Nous obtenons de bons résultats aux Mondiaux juniors» BEAT TSCHUOR, ENTRAÎNEUR
Ses exemples ne sont pas choisis au hasard: ces trois skieuses ont connu plusieurs longues périodes d’absence pour des raisons de santé. Si les deux premières, Valaisannes de 25 et 24 ans respectivement, flirtent de nouveau avec le podium en Coupe du monde cette saison, l’Uranaise de 25 ans a subi sa sixième blessure grave en six ans en novembre 2023. La succession des séquences accident-convalescence-réathlétisation-retour a aussi eu raison des ambitions de la Vaudoise Charlotte Chable, qui a pris sa retraite sportive à 27 ans, et retardé l’éclosion de nombreuses autres encore, comme la Neuchâteloise Amélie Klopfenstein. Très remarquée à 17 ans lors des Jeux olympiques de la jeunesse de Lausanne 2020, elle en est encore à s’aguerrir entre les deuxième et troisième niveaux de la hiérarchie internationale quatre ans et un genou meurtri plus tard.
Ces jours, Lara Gut-Behrami martèle que le premier objectif d’une skieuse devrait toujours être de «rester en santé», et Beat Tschuor ne dit pas le contraire. «Je suis très optimiste pour l’avenir, car nous obtenons de bons résultats aux Mondiaux juniors, en Coupe d’Europe, et de nombreuses jeunes athlètes manifestent de l’enthousiasme pour le sport d’élite. Mais nous devons faire attention à ce qu’il ne leur arrive rien.»
Vieillissement du Cirque blanc
Même en pleine forme, il n’est pas facile de s’imposer au plus haut niveau car la concurrence est nationale avant même d’être internationale. Avant sa dernière blessure, Noémie Kolly était régulièrement présente sur les épreuves de Coupe du monde, mais au sortir de sa convalescence, elle s’est retrouvée à devoir faire ses preuves en Coupe d’Europe. Trop de Suissesses en ballottage pour trop peu de dossards dans l’élite. Si la Gruérienne est du rendez-vous des courses
de Crans-Montana ce week-end, ce n’est qu’au bénéfice des nombreuses absences dans l’équipe.Elle sait que ses performances sont particulièrement scrutées, et elle se dit vendredi «plutôt contente» de sa 24e place, dans les points. «Mes qualités s’expriment mieux sur les pistes de Coupe du monde que de Coupe d’Europe [qui sont en général moins exigeantes] donc quand l’occasion se présente d’en apporter la démonstration, il ne faut pas se rater», explique-t-elle. A 25 ans, peut-on encore la désigner comme un espoir du ski suisse? «Franchement, ce n’est qu’une question de journaliste qui doit mettre des mots sur tout», répond-elle, sourire en coin, en haussant les épaules. Les skieuses, c’est logique, tentent simplement de tenir leur ligne du mieux possible sur la piste de leur carrière.
Reste une tendance de fond, déjà bien identifiée côté masculin et qui semble s’appliquer désormais au ski féminin aussi: les carrières s’allongent, et les bons résultats arrivent parfois avec l’expérience. Cette saison, en Coupe du monde, il n’y a pas eu de vainqueures plus jeunes que la Canadienne Valérie Grenier, âgée de 28 ans. Deux autres seulement se sont imposées en affichant moins de 30 ans: les phénomènes Mikaela Shiffrin et Petra Vlhova.
Selon Michelle Gisin, toutefois, un important changement de génération se profile autour des Jeux olympiques de Milan-Cortina en 2026, voire des Mondiaux de Crans-Montana en 2027 pour les Suissesses, dont plusieurs pourraient être tentées de terminer leur carrière à l’occasion d’un grand rendez-vous à domicile. «Cela va permettre à de magnifiques skieuses de prendre le relais», promet l’Obwaldienne.
■