Partir seul(e), non merci!

Ils ont entre 25 et 45 ans, sont célibataires et ne veulent pas plier bagage en solo. Alors ils voyagent en groupe, avec des inconnus, dans le cadre de circuits organisés. Un marché en pleine croissance

Elle en parle avec de grands sourires. C’était en novembre, au Sri Lanka. Elle a traversé le pays en tuk-tuk et mâché des piments en feignant que, non, ça ne lui brûlait pas la bouche. A ses côtés, 50 inconnus se tiraient ainsi la bourre en mode Pékin Express et relevaient des défis de ce genre. D’habitude, les groupes sont plus petits, 12 personnes maximum. Et les séjours plus classiques, par exemple 10 jours rando et détente sur les plages du Costa Rica. C’est celui-là que Nathalie Buchs, une Bernoise de 34 ans, a choisi pour sa toute première fois. Puis il y a eu la Jordanie, le Mexique. A chaque fois, le séjour s’est bien passé, «sauf une fois où la guide francophone ne parlait pas français».

Nathalie prévoit déjà de larguer les amarres, en septembre, pour le Brésil. Une croisière sur le Rio Negro, une rivière qui traverse l’Amazonie. Maintenant, ça va, elle a l’habitude. La première fois, elle avait une petite appréhension. Partir avec des inconnus? «Tu ne sais pas comment ça va se passer, mais je m’étais dit qu’au pire, je perdrais juste de l’argent.» Ils sont de plus en plus à franchir le pas: voyager non pas en solo mais entre solitaires, par intermittence. En quelques années, de nombreuses agences se sont lancées sur le marché: We Road, les Covoyageurs, SoloWays. Toutes proposent à peu près la même offre: des circuits de 10 jours à l’étranger en petit groupe de trois à douze personnes. Nathalie Buchs est partie avec Les Aventureurs, une agence basée à Annecy, en Haute-Savoie.

«C’est un secteur qui connaît une forte croissance», explique Émilie Straub, la directrice marketing. En 2022, son agence avait fait partir 3500 personnes. En 2023, 6000 personnes. «Je crois que le besoin a toujours été là, mais il n’y avait pas d’offre sur le marché.» Le voyage entre inconnus n’est pas nouveau. Il existe depuis longtemps des forums de discussion dédiés à la recherche de compagnons d’aventure. Ce qu’il y a de nouveau, ce sont les circuits visant les 25-45 ans. «Le tourisme solo est souvent associé au backpacker [routard en sac à dos]. Nous, on propose des voyages organisés pour des gens qui n’ont pas forcément trouvé des proches avec qui partir», souligne-t-elle.

Affinités électives

C’était le cas d’Alessandro Rizzo, 38 ans, de Bienne. Lui aussi est parti avec Les Aventureurs. Sa première fois? La Jordanie, en 2022. «Je ne trouvais personne pour m’accompagner, c’était en dernière minute, je voulais juste me laisser porter», se souvient-il. Nathalie raconte la même histoire. «Mes amis n’avaient pas le temps, pas envie ou pas le budget. Sauf que moi, j’avais très envie de partir.» Un soir, elle voit une pub des Aventureurs sur son fil Instagram. Elle lit des centaines d’avis, se laisse la nuit pour réfléchir. Le lendemain, elle clique sur le voyage Aventure tropicale au Costa Rica, et réserve. Prix du séjour: 1800 euros, sans les vols.

Tous ces voyageurs ont un point commun: un certain pouvoir d’achat. Nathalie est assistante de direction dans un centre de neurochirurgie. Alessandro bosse dans l’horlogerie de luxe. «Oui, on s’adresse plutôt à des catégories socioprofessionnelles supérieures», explique Sarah Lopez, directrice de Covoyageurs. Cette agence est l’une des premières en France à s’être lancée sur ce marché spécialisé. Avant, Sarah Lopez travaillait pour un tour-opérateur de randonnées. Elle rembobine. «On avait observé qu’il y avait beaucoup de gens seuls qui nous demandaient: «Est-ce qu’il y aura d’autres solos?» Les gens ne veulent pas être isolés. Ils ont besoin de se retrouver avec des personnes ayant les mêmes affinités.»

Pour cerner ces affinités, les agences ont repris les codes des réseaux sociaux. Avant de réserver, les voyageurs doivent remplir leur profil sur le site: genre, âge, photo, etc. «Quand tu t’intéresses à un voyage, tu vois le profil des gens déjà inscrits, tu peux discuter avec eux, c’est un premier filtre», témoigne Nathalie. «Si un voyage m’intéresse et que je vois des personnes de 18-19 ans ou 45 ans, ça va me refroidir», précise Alessandro. Le risque, ils le connaissent tous: tomber sur des gens avec qui on ne s’entend pas.

Quand on aborde le sujet, ils préfèrent retenir les potes qu’ils se sont faits, mais à bien y réfléchir, des épisodes ressortent. «Au Sri Lanka, j’ai dû changer de binôme dès l’aéroport, car ça ne passait pas. Je paie 3000 euros, ce n’est pas pour passer un mauvais moment», remarque Alessandro. Nathalie se souvient aussi d’un raté. «Au Costa Rica, Il y avait une dame de 60 ans, elle s’est effacée petit à petit. Je crois qu’elle n’a pas refait l’expérience. Peut-être qu’ils devraient filtrer certains profils?» A cette question, les agences répondent par la négative. «Les gens décident eux-mêmes de s’inscrire ou non en voyant les groupes», indique Sarah Lopez.

Offres toujours plus ciblées

Mais les agences ont trouvé la parade: de nouvelles offres, toujours plus ciblées. Le groupe qui détient Les Aventureurs, Hello Travel, s’est lancé en 2023 sur le marché des 45-60 ans avec une nouvelle marque, Les Exploreurs. Depuis 2020, Les Covoyageurs misent sur les monoparents avec les P’tits Covoyageurs. «La demande est encore plus importante que le voyage solo car pour ces parents, il est plus difficile de partir avec des gens qui n’ont pas d’enfants», avance Sarah Lopez.

De nouvelles offres pour des publics plus spécifiques: est-ce vraiment ça, voyager avec des inconnus? Avec des gens qui nous ressemblent? On a posé la question à Roma Roquette, une Polonaise vivant près de Genève. L’été dernier, elle est partie avec ses deux enfants de 11 et 7 ans en Turquie avec les P’tits Covoyageurs. «Savoir que vous allez partir avec des gens qui ont les mêmes préoccupations que vous, ça rassure […]. Mais ces gens restent des inconnus. Ni notre âge ni notre situation sociale ne définissent qui on est.»

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