Le cri désespéré de Crisinel
«Alectone», du Vaudois Edmond-Henri Crisinel, n’a rien perdu de sa puissance poétique depuis sa parution, en 1944
C’est une plaquette, une quarantaine de pages intenses, désespérées. C’est le cri d’un homme. Edmond-Henri Crisinel, né en 1897 à Faoug, sur les rives du lac de Morat, a traversé trois périodes de dépression, jusqu’à son suicide dans le Léman, à Nyon, le 25 septembre 1948.
Alectone est son texte le plus fulgurant. Un diamant noir, travaillé des années durant, chaque hiver, publié pour la première fois à Porrentruy en 1944, aux Editions des Portes de France, et qui évoque la beauté et la violence des pages de Gérard de Nerval.
Désir impossible
On retrouve dans ce texte des aspects transposés de la biographie de l’auteur: son désir homosexuel qu’il voit comme une tache ineffaçable, une malédiction, désir rendu impossible par son éducation protestante stricte. Alectone s’inspire notamment d’un internement à l’hôpital psychiatrique de Cery, en 1919. Dans la chambre voisine, une femme crie. C’est elle, «Alectone», le poète en fait l’avatar d’une des divinités infernales de l’Antiquité, l’une des Erinyes grecques ou des Furies romaines, venues châtier les mortels pour leurs crimes, les tourmentant jusqu’à les entraîner dans la folie.
En 1918, Crisinel avait écrit dans un exemplaire d’une biographie de Rimbaud: «Il faudrait pour me sauver quelque grand cataclysme ou la mort d’un être cher. Mais me sauver de quoi?» Ces phrases prémonitoires résonneront cruellement avec la mort du jeune sculpteur Jean Clair (19081933), emporté par la maladie, et dont Crisinel était épris. On retrouve ces mêmes mots, cités dans ces poèmes. Alectone, ange noir, est «un instrument de la colère divine» venu pousser le narrateur au suicide, lui lançant ces paroles: «Il ne te sera pas laissé de répit dans l’humiliation, la détresse et l’outrage que tu ne sois mort, parfaitement mort…»
L’agilité de l’écureuil
Ce bref recueil en trois parties se clôt sur le retour du narrateur, appelé Samuel, revenu de la folie. Cruellement, le monde lui semble désormais étranger et inhabitable. C’est par son souffle tragique autant que par ces annotations du quotidien (la présence de la mère du malade, venue lui apporter un bouquet de violettes, d’un chat fantasmé, d’un rosier à la fenêtre) que ces pages touchent profondément. Elles sont suivies de Nuit de juin, écrit à Savigny (VD) et publié en revue en 1945. Le poète voyait dans ce texte la conclusion d’Alectone. Le narrateur semble guéri, mais il n’est plus qu’une ombre: «J’ai aimé la forêt dans des temps lointains où je ressemblais à l’écureuil agile. Maintenant la forêt me reçoit comme un hôte passager qu’elle ne reconnaît pas. Vieilli, je reviens d’un pays de ténèbres, et j’ai pris le teint de l’exil.» Depuis cet exil, la voix du poète continue de nous atteindre au coeur. J. B. ■