Sur les traces d’un amour enfui
Martin Suter excelle à dépeindre la très haute société zurichoise. On se délecte de son talent dans «Melody», entre sherry et feu de cheminée
Combattre la mer gelée
Marielle Hubert voudrait faire mourir sa mère qu’un cancer incurable condamne. Pour l’aider à partir, elle écrit «Il ne faut rien dire», la fin d’un silence hérité depuis bien avant sa naissance
On ne peut pas tuer les fantômes. Il faut d’abord leur donner chair. Quand on les laisse prendre le pouvoir sur les souvenirs qui nous habitent, il arrive qu’ils nécrosent, qu’ils métastasent. Sylvette, la mère de Marielle Hubert, est atteinte d’un cancer. Au début d’Il ne faut rien dire, elle pèse 35 kg et refuse son diagnostic. Elle ne veut pas mourir. A la fin du roman, la balance affiche 31. Sa fille, l’autrice, l’aurait-elle délestée d’un récit trop lourd à porter?
«Un être d’amour total qui m’offrait tout son temps et tout son stock de gentillesse»: pendant longtemps, Marielle Hubert a voué à sa mère une affection démesurée, à la hauteur de celle que lui portait Sylvette. Leur relation est exclusive et fusionnelle, à peine dérangée par la présence épisodique de son père colérique. En grandissant, la fille comprend que quelque chose pose problème dans le comportement gémellaire de cette femme, «petite fille merveilleuse déguisée en adulte». Elle la quitte pour s’en protéger, car elle sait que son «amour pour elle était immédiatement redistribué à toute une cohorte de fantômes qui ne la quittait jamais et qu’elle n’avait pas décidé de quitter non plus».
Deux guerres mondiales
Pour mettre fin à cette mort qui n’en finit pas de rôder, Marielle Hubert prend la parole. Au trou noir que sa mère combat en silence depuis l’âge de 5 ans, elle oppose une reconstitution familiale sur plusieurs générations. La grand-mère Simone, mal mariée au grand-père Armand, accouche de Sylvette en 1950. Armand boîte, la polio est passée par là. Les deux guerres mondiales aussi, laissant derrière elles leurs wagons de syndromes post-traumatiques. Armand boit, frappe, viole. Son sadisme aurait dû tuer Sylvette. Elle a préféré survivre, adoptant toutes les stratégies dont les victimes s’entourent pour tenir le mal à distance: «je ne savais pas que les survivants sont des monstres: des monstres de force, de volonté, de résistance.» Pour absorber l’atrocité, Sylvette se fige dans l’enfant abusée qu’elle a été, l’entourant de fables merveilleuses, de «questions naïves», de joies démesurées, de déni permanent.
Kafka disait qu’un livre «doit être la hache qui brise la mer gelée en nous». Marielle Hubert l’a pris au mot, littéralement. Il ne faut rien dire est un cri aiguisé qui décapite une nuit muette de soixantedix ans; le récit d’un témoin qui s’avance à la page pour pouvoir tourner la suivante. Salomé Kiner
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Aforce de le lire, on sait à quoi s’attendre d’un nouveau Martin Suter. Notre vie de lecteur n’en sera probablement pas bouleversée, mais son art de la narration installera dès les premières pages un je-ne-sais-quoi d’addictif tel que nous aurons de la peine à le lâcher. D’autant plus si l’action se déroule, comme dans Melody, dans les milieux que l’auteur excelle à dépeindre: ceux de la très haute société zurichoise.
Homme de pouvoir et d’influence, Peter Stotz a presque tout réussi dans sa vie. Il a été comme il se doit haut gradé de l’armée, homme d’affaires, parlementaire, mécène, membre des conseils d’administration qui comptent. Vieillard malade, il est, selon ses propres dires, porté sur l’ordre et non dénué de vanité, raisons pour lesquelles il engage un assistant personnel chargé de se débarrasser dans ses archives de tout ce qui ne contribuerait pas à laisser à la postérité une image flatteuse de lui-même.
Salaire à cinq chiffres
Le candidat choisi se nomme Tom Elmer, trentenaire jusque-là fort peu pressé d’entrer dans la vie active, préférant étirer en longueur une vie indolente d’étudiant dans les meilleures écoles de droit. Mais la ruine et le suicide de son père ne lui laissent guère le loisir de refuser la proposition de Stotz: un contrat d’un an – plus ou moins le temps de vie que ses médecins lui prédisent –, nourri, logé, pour un salaire mensuel à cinq chiffres.
S’installe donc dès le lendemain une routine quotidienne pour Tom: rat d’archives au sous-sol, convive midi et soir de Peter Stotz. Il aura vite fait de comprendre que son patron porte un intérêt très relatif au contenu de ses archives, lui laissant toute latitude d’opérer un tri drastique. Mais que c’est en revanche un bavard impénitent désireux de raconter une dernière fois ce qui l’obsède depuis une quarantaine d’années: sa passion pour Melody, la jeune femme qu’il a longtemps courtisée, avec qui il s’est fiancé, et qui s’est un jour volatilisée.
Cuisinière sicilienne
Après un petit verre embué de sherry que l’on déguste rigoureusement debout et cul sec avant de le reposer sur le plateau tenu par l’impeccable Roberto, on passe à la salle à manger où on se régale du merveilleux brasato et autres délices, préparés par Mariella, la cuisinière sicilienne, avant de revenir au salon. C’est là, au coin du feu, que le vieil homme déroule à son gré le récit de son amour pour Melody, s’animant à mesure que les souvenirs et les armagnacs aux millésimes extravagants lui réchauffent les esprits.
Ce sont ce décorum suranné, une consommation alcoolique immodérée et le souvenir de son aimée qui maintiennent tant bien que mal Peter Stotz en vie. Jusqu’au jour où on le retrouve mort au salon. A la fois pour terminer d’honorer son contrat, mais aussi parce qu’il est profondément intrigué par l’histoire et la disparition de Melody, Tom continue de vivre dans la maison-musée d’un amour évanoui. Tout dans la demeure évoque la présence et l’absence de la jeune femme, dans chaque pièce son portrait peint ou photographié semble se trouver là pour exciter sa curiosité. En interprétant les paroles et les silences de Peter Stotz, en interrogeant les archives et les témoins, Tom reconstruit sa propre version de l’histoire.
Si Martin Suter nous a invités à un plaisant séjour dans un hôtel particulier au service digne d’un palace, on peut déplorer que le service éditorial se classe plutôt dans la catégorie camping. Fautes d’orthographe et coquilles incitent à se demander si le manuscrit est passé par un service de correction. Les lectrices et les lecteurs mériteraient plus grande considération.
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