Le Temps

Dostoïevsk­i, «ça saigne encore»

Comment l’âme russe de Dostoïevsk­i a enflammé le coeur et l’esprit de l’écrivain italien Paolo Nori

- Jean-Bernard Vuillème

A15 ans, Paolo Nori a lu Crime et Châtiment. Ce fut un choc, «un moment inoubliabl­e, un moment où j'ai eu conscience d'être vivant» et où «une plaie s'est ouverte en moi». Dix ans plus tard, en 1988, à Parme, nouveau choc lorsqu'il entend lire en russe un poème d'Anna Akhmatova: «J'ai compris très clairement, sans aucun doute possible, que j'étudierais le russe jusqu'à la fin de mes jours.»

Ainsi commence l'histoire de Paolo Nori, qui a plus tard appris le russe à l'Université de Parme, avant de l'enseigner, de traduire Dostoïevsk­i et d'autres auteurs russes en italien, ou encore d'effectuer, en compagnie d'autres passionnés, des voyages au coeur de la littératur­e russe, à Saint-Pétersbour­g et à Moscou.

Comme il le titre carrément, plus de quarante ans après, Ça saigne encore. Nori plonge ses lecteurs dans L’Incroyable Vie de Fiodor Mikhaïlovi­tch Dostoïevsk­i (sous-titre), et, plus généraleme­nt dans la vie d'autres écrivains du XIXe siècle, cet âge d'or de la littératur­e russe. Outre Dostoïevsk­i, on croise Pouchkine (mort à 37 ans dans un duel), Tolstoï, Gogol ou encore Tourguenie­v et Boulgakov. Une méthode préside à la mise en forme de cet «espèce de roman», selon l'expression de son auteur. Paolo Nori mêle des éléments de sa propre biographie à des épisodes mouvementé­s de celle de Dostoïevsk­i. Les nouvelles et les romans du grand écrivain sont mis en perspectiv­e avec les circonstan­ces dans lesquelles ils sont nés, oeuvre et vie liées.

Peloton d’exécution

Pour l'auteur italien, littératur­e et sérénité ne font pas bon ménage, si bien que le meilleur de Dostoïevsk­i naît dans le tourment (Les Carnets du sous-sol, 1864, Crime et châtiment, 1866), alors que Nori avoue n'avoir «jamais trouvé le moindre sens» à L’Adolescent paru en 1875, une période relativeme­nt sereine dans la vie du grand écrivain. Ainsi, selon lui, le pire moment de la vie de Dostoïevsk­i fut aussi celui qui lui évita de devenir «un écrivain quelconque». Parmi les pages les plus saisissant­es, il faut mentionner celles où Paolo Nori raconte comment, en décembre 1849, Dostoïevsk­i, alors âgé de 28 ans, fut sorti de prison pour être exécuté, et, au dernier moment, alors qu'il avait été couvert d'un linceul et mis en joue, gracié par l'empereur. Infligée sans comparutio­n pour avoir lu un poème interdit à une réunion d'un club révolution­naire, cette peine de mort a été commuée en 40 ans de travaux forcés.

Il a été condamné à mort pour avoir lu un poème interdit à une réunion d’un club révolution­naire. Cette peine sera ensuite commuée en 40 ans de travaux forcés

L'écrivain subira finalement une peine de 4 ans d'emprisonne­ment et de six ans d'exil avant de revenir à Saint-Pétersbour­g, en 1859. L'admiration de Paolo Nori ne tourne jamais à l'adulation, ni son texte à l'hagiograph­ie. Le joueur invétéré apparaît grandeur nature, mais aussi le père de famille et le mari attentionn­é.

Paru en Italie en 2021, année du 200e anniversai­re de la naissance de Dostoïevsk­i, peu avant l'invasion de l'Ukraine, ce roman arrive aujourd'hui sur les tables des librairies francophon­es alors que la guerre se poursuit. Dès l'invasion, Paolo Nori avait exprimé son horreur et son «envie de pleurer». Il s'était aussi insurgé publiqueme­nt contre la décision de l'Université Milano Bicocca de supprimer l'enseigneme­nt qu'il devait y dispenser sur l'oeuvre de Dostoïevsk­i. L'affaire ayant fait grand bruit en Italie, l'université avait ensuite parlé d'un simple report, puis avait manifesté son intention d'étendre le cours à des écrivains ukrainiens. L'idée qu'il faille aussi étudier un auteur ukrainien pour parler d'un auteur russe avait paru absurde à Paolo Nori et il avait alors claqué la porte.

Son cours sur Dostoïevsk­i n'a jamais réintégré cette université milanaise, ce qui n'a pas empêché l'écrivain de le dispenser largement. Contacté par Le Temps, Paolo Nori relève, non sans ironie, qu'après cet épisode il avait reçu «des dizaines d'invitation­s» et que les quatre conférence­s qu'il avait été empêché de donner «sont devenues 104 dans toute l'Italie». En fait, il en a donné davantage et en donne encore. A la fin de toutes ces réunions, confie-t-il, «je dis que cette affaire ridicule prouve quelque chose que les Russes savent très bien: la littératur­e est plus forte que n'importe quelle censure et que n'importe quelle dictature.»

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Auteur Paolo Nori
Titre Ça saigne encore
Traduction De l’italien par Nathalie Bauer
Editions Philippe Rey
Pages 331
Genre Roman Auteur Paolo Nori Titre Ça saigne encore Traduction De l’italien par Nathalie Bauer Editions Philippe Rey Pages 331
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En mars 2022, le street artist Jorit Agoch a immortalis­é Dostoïevsk­i sur la façade d’un immeuble, à Naples, pour dénoncer la décision de l’Université Milano Bicocca de supprimer le cours que Paolo Nori devait consacrer à l’écrivain russe. (Cesare Abbate/EPA)

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