Le Temps

Exorcisme fantastiqu­e au bout de la nuit

- A. Df ■

Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick se glissent dans la crevasse temporelle d’un trauma. Ce cauchemar en spirales marque durablemen­t

Qui suis-je quand je suis abusé? Quand les garde-fous s’effondrent et que le violeur perpétue son outrage dans les replis de la mémoire? Clara et Félix sont frère et soeur. Ils ont été violés, enfants, par un oncle au bon regard paterne. Une ordure en habits du dimanche. Des années ont passé. Les gamins d’autrefois viennent de renouer. Une fête chez des copains. Et à présent, la gaieté d’une complicité ressuscité­e, dans une Audi noire, celle des parents, allez savoir.

Captif de la nasse de Gisèle Vienne, vous l’êtes d’emblée. Cette voiture à l’arrêt est l’arche d’un salut. Le ciel se répand en fumée, balayée par le phare orange du véhicule et plus encore par une musique qui ravine la nuit et la dilate à l’infini. C’est un plan de cinéma. Une vision d’opéra sauvage. Adèle Haenel est Clara, Theo Livesey, Félix.

Elle dit: «Maintenant, c’est sûr qu’on est en vie.» Lui, entre deux poignées de chips, confirme: «On est perdus au milieu de la galaxie.»

Dans le transistor, des ufologues débattent de l’enlèvement de terriens par des extraterre­stres. Clara et Félix écoutent d’une oreille. C’est elle qui la première parle de l’oncle Jackie. Ils marchent à présent sur le sable mouvant des souvenirs, livrés à l’inconnu de la scène. Ils esquissent une danse, rient à gorge déployée, rire au ralenti, avant la chute, des sanglots qui montent d’un coup et qui ne s’arrêtent plus. Du fond de l’oubli, une silhouette s’extirpera dans un instant: la danseuse Katia Petrowick.

Clara se dédouble, comme pour signifier la jonction entre l’adulte et l’enfant. Une fracture qui ne serait plus une fatalité. Extra Life dilate en arêtes sidérantes le saisisseme­nt d’un viol répété. Le trauma est une grimace qui ne passe pas, celle de cette marionnett­e, une fillette dont les yeux portent l’effroi d’un vieil hiver.

Gisèle Vienne et ses complices, la compositri­ce Caterina Barbieri, le créateur de son Adrien Michel et l’éclairagis­te Yves Godin dessinent la terra incognita d’une psyché où l’horreur sans cesse bourdonne. Félix: «Il nous a détruits à chaque fois qu’il nous a touchés.»

Eprouvant? Oui, comme toutes les pièces de Gisèle Vienne. Extra Life sonde le cloaque commun, sans jamais pourtant renoncer à la beauté du geste, qui serait, au fond, le trésor de Clara et de Félix. Voyezles, ils dansent assis, tête contre tête, devant les phares de la voiture. Ils planent comme pour le calumet de la paix. Leur amour sauvegardé a valeur d’exorcisme. Pas une consolatio­n, non, ni un remède, mais un pas vers soi, par-delà le dégoût d’une enfance défigurée.

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