Chiharu Shiota prend Idoménée dans ses filets
La plasticienne japonaise, qui capture l’émotion dans ses réseaux de fils, a créé les décors de l’opéra de Mozart, mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui au Grand Théâtre de Genève. Elle explique comment elle passe du musée à la scène
Lorsqu’on regarde une oeuvre de Chiharu Shiota, on pense à la virtuosité de l’araignée qui tend ses fils avec rigueur et grâce. On songe – comme l’été passé au Musée Haus Konstruktiv de Zurich avec l’installation Eye to Eye – aux filets de pêche qui remontent des trésors des profondeurs; on repense aussi à ce qui relie les êtres entre eux, on convoque les Parques qui filent le destin des humains. C’est peut-être dans ce rôle-là que l’artiste japonaise installée à Berlin préside, en scénographe, aux destinées du roi de Crête, Idoménée, qui tente – dans l’opéra de Mozart mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui au Grand Théâtre de Genève – de conjurer les fureurs de Neptune.
Chiharu Shiota a déjà une riche expérience de scénographe: elle a créé des décors pour des ballets et imaginé plusieurs opéras de Wagner pour le théâtre de Kiel. A Genève, elle a tendu ses fils rouges et placé un bateau sur scène, jouant à la fois sur le livret et sur son univers propre, où barques et cordelettes se répondent. Discrète, concentrée, Chiharu Shiota a choisi de répondre par écrit aux questions du Temps.
Le fil est un élément fondamental de votre travail. Pourquoi est-il devenu si important? l’origine, je voulais être peintre, mais pendant mes études j’avais l’impression que tout ce que je faisais avait déjà été fait auparavant. Je me suis sentie coincée et j’ai commencé à expérimenter d’autres matériaux, jusqu’à ce que je me mette à faire des installations avec du fil. C’était comme dessiner dans l’air, je n’avais plus besoin de toile ou de pinceau. Je me suis dit que c’était mon matériau et que je pouvais créer mon propre espace.
Vous travaillez avec des fils blancs, noirs et rouges. Que signifient ces couleurs, pour vous?
J’ai commencé à utiliser la couleur rouge en 2015, lors de la Biennale de Venise, quand j’ai été invitée à créer une oeuvre d’art pour le pavillon du Japon. Lorsque j’ai préparé ma proposition pour le concours, l’année avait été très difficile pour moi. J’avais fait une fausse couche et mon père était mort peu après. J’avais le sentiment qu’il me fallait me saisir de quelque chose d’important. Ça a été une clé. J’ai décidé de faire une installation avec de nombreuses clés. La clé a beaucoup de sens et chaque clé appartient à quelqu’un. Lorsque j’ai créé l’installation, je n’ai souhaité utiliser qu’une seule couleur: c’était le rouge.
A l’origine, j’avais commencé par du fil noir parce que pour moi c’était comme dessiner dans l’air – comme un trait de crayon. Je n’ai commencé à travailler avec du fil blanc qu’après un projet spécifique en 2017. J’avais pensé à utiliser le blanc parce qu’il évoquait pour moi la vie et la mort. C’est le début mais aussi la fin.
Comment collectez-vous les objets qui sont pris dans vos filets? Doivent-ils avoir une résonance particulière pour vous?
Cela dépend de ce que je veux collecter. Je le fais principalement moi-même, mais je dois aussi, parfois, demander de l’aide au musée ou à la galerie. Lorsque j’ai besoin de centaines de lettres, de chaussures ou de clés, je ne peux pas tout rassembler moi-même. Ces objets renferment beaucoup de souvenirs, chacun porte une histoire personnelle à laquelle je veux me rattacher. Je n’ai jamais rencontré ces personnes, mais lorsque je vois des objets tels qu’une vieille carte d’identité, des chaussures, des chaises ou des lunettes, j’ai l’impression de connaître celles et ceux qui les ont possédés. C’est le thème de mon travail, «l’existence dans l’absence».
Lorsque vous travaillez pour la scène, collaborez-vous étroitement avec le metteur en scène?
Chaque scénographie a été différente, mais j’ai travaillé en bonne intelligence avec Sidi Larbi Cherkaoui. Nous avons échangé des idées. J’ai proposé mon univers de fils, il a accepté et m’a donné quelques idées. J’ai fait quelques autres croquis et j’ai ensuite créé le décor.En créant d’autres décors pour d’autres productions, certains avaient une vision très claire de ce qu’ils attendaient de moi, ils voulaient souvent une installation précise. La création de la scénographie d’Idomeneo, re di Creta est le fruit d’un processus plus collaboratif.
Qu’est-ce qui vous a inspirée pour le décor d’«Idoménée»? Le livret? La musique?
Je ne peux pas créer un décor sans tenir compte de l’intrigue, je ne peux pas créer à partir de rien et l’histoire se déroule en Crète. Je devais donc aussi penser à l’océan. Il me fallait suivre l’intrigue tout en la recréant à ma façon. La vie du personnage principal est difficile. Le roi doit prendre une décision imA portante. Il est clairement lié à son fils, mais pas seulement et je voulais montrer tous les différents liens entre les personnages.
Selon la maquette qu’on a pu voir à Artgenève, il y aura des bateaux sur la scène du Grand Théâtre. C’est un motif récurrent dans votre travail. Que signifie-t-il?
C’est l’un des aspects les plus importants de l’opéra. A cause de la tempête et d’un bateau, Idoménée a failli mourir. L’histoire commence comme ça, par cette scène capitale. S’il n’y avait pas de tempête, il n’y aurait pas d’intervention de Neptune. Je suis très heureuse de la présence du bateau. Je peux, grâce à lui, me relier à ce moment-là. J’utilise également le symbole de la barque dans mon travail, parce que je considère la vie comme un voyage, souvent vers un avenir incertain. Et dans l’opéra, le bateau est particulièrement lié au destin.
Le décor est-il conçu pour bouger afin que les acteurs puissent jouer avec lui?
Oui, la scénographie est liée aux interprètes, qui créeront le mouvement et modifieront la scène. Je voulais créer un lien entre les acteurs. Et puis, si le décor était immobile pendant toutes les scènes, ce serait ennuyeux. Je veux du mouvement. Je ne construis pas un temple, un trône ou une chambre. Le décor change avec les danseurs. Ils vont de pair.
Avez-vous, à un moment donné, travaillé avec le jeune créateur de mode Yuima Nakazato, qui dessine les costumes?
Je n’ai jamais travaillé avec lui, mais je le connaissais.
Concevoir et construire un décor, est-ce très différent d’une installation?
C’est très différent, car le public peut rester dans un musée aussi longtemps qu’il le souhaite et s’approcher de l’installation. Il n’a pas besoin de s’asseoir et de la regarder pendant trois heures. La distance avec le spectateur est également très différente. La scène de l’opéra se trouve à 10 mètres du premier rang à cause de la fosse d’orchestre. Dans un musée ou une galerie, les visiteurs peuvent voir une installation de très près.
Ici, j’ai d’abord construit une maquette, pour expliquer aux techniciens du théâtre ce que je voulais; ils m’ont ensuite aidée à créer le décor. Je travaille également avec une assistante qui connaît bien la conception du théâtre et qui peut m’aider à transformer ma vision. Elle m’a beaucoup apporté. ■
«Idoménée», Grand Théâtre, Genève, du 21 février au 2 mars.
«J’utilise le symbole de la barque dans mon travail, parce que je considère la vie comme un voyage, souvent vers un avenir incertain»