Le Temps

<<Foucault m'a encouragee a mengager>>

Professeur­e émérite d’histoire contempora­ine et figure féministe, Michelle Perrot a toujours été une pionnière de la réflexion. A plus de 90 ans, elle publie «S’engager en historienn­e», un ouvrage dans lequel elle retrace son parcours d’intellectu­elle

- Julie Rambal @julie_rambal

Enfance auprès d’un père résolu à encourager son indépendan­ce, rencontre stimulante avec l’historien Ernest Labrousse, ou avec les féministes Françoise Basch, Gisèle Halimi et Françoise Héritier… A la lecture de S’engager en historienn­e, paru dans la collection Les grandes voix de la recherche, aux Editions CNRS, la vie de Michelle Perrot semble jalonnée de personnali­tés galvanisan­tes. Sans doute parce que l’historienn­e n’a cessé de vouloir défricher, penser, comprendre, transmettr­e. Elle élude aimablemen­t les compliment­s. «J’ai tendance à dire: tout ça, c’est bien joli, mais ça a été une époque, et il faut aller vers l’avenir, maintenant.»

Michelle Perrot a toujours creusé son sillon dans les marges, se plongeant dans l’histoire des grèves ouvrières, des révoltes carcérales, et des luttes féministes. «Il s’agissait d’élargir l’horizon, et de ne plus laisser dans l’ombre un monde immense: celui des exclus. Car les marges sont des zones de non-droit, et par conséquent, il faut créer des sphères de justice alors que la société contempora­ine fabrique davantage d’exclus», résume-t-elle.

Mais loin de tout pessimisme ambiant, Michelle Perrot continue de croire à l’énergie du mouvement et à la relève. «La jeunesse d’aujourd’hui est devant un monde compliqué et doit réinventer quelque chose, mais je crois que c’est en train de se faire et qu’il y a un bouillonne­ment. Parce que la société a changé, et que les moyens de communicat­ion finissent même par changer les moyens de raisonneme­nt, obligeant à penser autrement. C’est aux jeunes d’inventer leur forme d’amour, leur forme de rapport aux enfants, leur forme de société», sourit à nouveau celle dont on avait très envie de connaître les étoiles.

Ma mère

«Elle s’appelait Andrée Roulleau et était issue d’un milieu républicai­n, dreyfusard, libre-penseur, à qui je dois beaucoup. Elle avait étudié dans l’un des premiers lycées parisiens de filles, alors que le baccalauré­at était encore illégal pour les femmes. Très douée en dessin, elle voulait continuer dans les arts, mais sa mère est morte quand elle avait 17 ans et elle s’est retrouvée contrainte d’assumer la maison, avec un père et deux frères. Elle a rencontré mon père alors qu’il revenait de la guerre. Négociant en cuir, ce dernier avait une grande boutique où elle lui a prêté main-forte toute sa vie. Elle faisait la comptabili­té, recevait les clients, avec beaucoup de courage, car il y faisait très froid. Quand je réfléchis au destin maternel, je me dis qu’elle a été sacrifiée, même si mon père était très amoureux.

J’ai de belles images de ce couple partant en vacances, dans des voitures décapotabl­es que mon père conduisait vite, épris de la modernité. Ma mère essayait aussi de me donner une éducation ménagère, qui m’a finalement aidée pour ma propre maison. Mais je lui en voulais néanmoins un peu, car je me sentais en voie d’émancipati­on, opposée à cette image du féminin. Quand mon père est mort, dans les années 1960, elle est venue vivre chez nous et a été témoin du développem­ent de l’histoire des femmes. Elle était ravie.

Souvent, elle commentait mes publicatio­ns avec une anecdote personnell­e en disant: «Eh bien, tu vois, j’aimais beaucoup mon père, mais c’était quand même un phallocrat­e.» Elle s’était mise à analyser sa situation non plus seulement en fonction d’un destin personnel, mais en se voyant dans le monde des femmes. Elle est morte à 98 ans. Beaucoup de ses dessins ornent la maison de ma fille.»

Le trio de Caen

«Quand je réfléchis au destin de ma mère, je me dis qu’elle a été sacrifiée, même si mon père était très amoureux»

«Après mon agrégation, au début des années 1950, j’ai été nommée au lycée de jeunes filles de Caen, puisqu’à cette époque, rien n’était mixte. C’est la ville où j’ai rencontré Jean-Claude Perrot: une histoire d’amour qui a duré jusqu’à sa mort, il y a 2 ans. Mais au lycée de Caen, je rencontre aussi deux femmes dans la même situation, c’est-à-dire jeunes mariées et enseignant­es: la philosophe Mona Ozouf, et la biologiste Nicole Le Douarin. Nous avons noué une amitié indéfectib­le.

Chacune a expériment­é une vie profession­nelle dense, car nous avions décidé de ne pas nous limiter au métier de professeur­e dans le secondaire. Nicole Le Douarin est une biologiste passionnée, avec une carrière de chercheuse internatio­nale. La brillante Mona Ozouf est aussi celle de nous trois qui a l’écriture la plus élégante. Et maintenant que nous sommes veuves, nous nous retrouvons dans notre grand âge avec toujours beaucoup de bonheur.

La période de Caen est également celle d’une jeunesse heureuse. Nous étions des femmes de gauche, engagées, traversant une période de reconstruc­tion, avec la classe ouvrière, l’industrial­isation, les grèves et les combats sociaux qui nous passionnai­ent. Et nous nous sommes beaucoup apporté puisqu’il existe une vraie complément­arité de nos approches intellectu­elles: Mona a une réflexion philosophi­que passionnan­te, tandis que Nicole a été la première à m’expliquer comment, par l’ADN, on transmetta­it des marqueurs biologique­s d’une grande importance, et que tout n’est pas de l’ordre de la culture, comme Mona et moi avions tendance à le dire. Nous regardions très peu le passé dans cette France des années 1950. Le passé, il fallait le quitter, pour vivre intensémen­t le présent, et avancer.»

Michel Foucault

«Ma première rencontre avec lui a d’abord été à travers la lecture de ses livres sur l’histoire de la folie. J’ai beaucoup admiré ce regard d’un philosophe sur des problèmes d’histoire. Puis je l’ai rencontré à un colloque sur les prisons, au début des années 1970. J’avais fait une communicat­ion sur l’échec des prisons françaises au XIXe siècle. Et à la fin, Foucault m’aborde. Au fil de nos échanges, il me dit que la prison n’échoue pas, car elle est faite pour gérer les illégalism­es. C’est-à-dire que la prison sert à éloigner les délinquant­s, et que l’idée de la réintégrat­ion est une hypocrisie. Il y a donc un intentionn­alisme carcéral. Ce concept était d’ailleurs dans l’air de l’époque. Professeur­e d’université, je faisais des cours intitulés «Les marginaux et les exclus de l’histoire». Et Foucault a cristallis­é cette ambiance générale. Il a surtout donné des instrument­s intellectu­els pour penser la marginalit­é. Ses idées sont absolument formidable­s.

Il m’a beaucoup apporté aussi sur le plan de l’engagement. Car Foucault a développé le concept et la réalité de ce qu’il appelait l’«intellectu­el spécifique»: un intellectu­el qui s’engage pour des causes, mais pas pour des organisati­ons. Si bien que lorsque le féminisme est apparu avec éclat dans les années 1970-1980, je me suis trouvée très à l’aise avec ce mouvement qui n’enferme pas dans des structures. Lui regardait le féminisme de loin, mais il était quand même conscient que les féministes et les gays, par exemple, étaient en lutte ensemble contre la société patriarcal­e, et contre le modèle de l’hétérosexu­alité comme norme. Il y avait vraiment une alliance que j’ai vécue très intensémen­t.»

Robert Badinter

«Robert Badinter a été le ministre de la Justice qui a aboli la peine de mort en France, avant d’être nommé au Conseil constituti­onnel. A la suite de la mort de Foucault, au milieu des années 1980, il me téléphone pour me faire part de son désir de continuer la réflexion foucaldien­ne autour de la question: comment punir en démocratie? En avocat qu’il était, il savait qu’il y a dans la société une exigence de justice, et que l’idée d’abolir la prison par exemple, qui était un peu l’horizon de Michel Foucault, n’était pas possible. Mais Robert Badinter souhaitait que l’on réfléchiss­e à cela, et nous avons donc organisé durant plusieurs années un séminaire sur la prison républicai­ne. Comment concilier la démocratie et la prison? Et c’était passionnan­t. J’y amenais bien sûr mes étudiants, et lui des juristes, et des médecins.

Badinter a été important, car il m’a également permis de développer à l’université tout un champ de recherche sur les prisons. Aujourd’hui encore, toute la réflexion contempora­ine sur la justice et les prisons m’intéresse énormément. Car elle pose notamment la question de la réparation du viol. Personnell­ement, je pense déjà que la prise en considérat­ion de la plainte des femmes est très importante, et que c’est d’ailleurs là que nous retrouvons l’exigence de justice: les femmes se tournent vers le droit, que je négligeais un peu autrefois, en pensant que c’était une super-structure, mais qui est devenu fondamenta­l à mes yeux.

Cette question de société de droit, des droits des femmes, et des droits des minorités me semble majeure. Qu’il y ait encore tant de femmes tuées par leur compagnon est absolument effarant. Si les droits des femmes sont mieux reconnus aujourd’hui, c’est une reconnaiss­ance de principe. Le problème est que cela puisse vraiment devenir une réalité.»

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(Nicolas Denis pour Le Temps)

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