Le Temps

«Je ne puis me taire», de Léon Tolstoï à Alexeï Navalny

- GEORGES NIVAT PROFESSEUR HONORAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Depuis trois ans qu’ils se succèdent, trois anciens avocats d’Alexeï Navalny sont en prison, deux ont quitté la Russie pour se mettre à l’abri. Son nouvel avocat donnait en novembre dernier une interview à un grand quotidien libéral de Varsovie: «J’espère qu’il se trouvera toujours un avocat pour défendre Alexeï Navalny», disait Me Soloviev. «Ou bien moi», ajoutait le jeune avocat, qui disait s’attendre à une purge générale de sa corporatio­n. D’ailleurs il précisait que son métier avait déjà complèteme­nt changé: dans 99% des cas (qu’il s’agisse de prisonnier­s de droit commun ou politiques), le tribunal prononce une condamnati­on. «Nous, avocats, tentons juste de faire diminuer la peine.»

Le 14 février 2024, son avocat a vu Navalny dans la prison spéciale où il venait d’être transféré, dans le district de Lamalie subpolaire. Navalny était le même, plaisantan­t comme toujours, y compris lors de ses interventi­ons devant tous les tribunaux qu’il avait dû affronter. Mais deux jours plus tard, vendredi 16 février 2024, le prisonnier n° 1 de la Russie s’écroulait pendant la promenade carcérale. Sans doute, l’esprit était-il toujours brillant, ironique, la volonté inflexible, mais le corps ne tenait plus: trop de mois de cachot l’avaient probableme­nt usé.

Le courage et la clarté de pensée de Navalny étaient étonnants. Rentrer en Russie après avoir guéri en Allemagne de son empoisonne­ment était à la fois un extraordin­aire défi – après son film sur le palais du président près de Sotchi, il ne pouvait que s’y attendre! – et un pari sur l’avenir, le sien et celui de la Russie. Aujourd’hui le pari est perdu, le défi restera à jamais dans l’histoire.

Nous avons un enregistre­ment (par un de ses avocats) de son dernier procès, il y a deux ans. Le 15 mars 2022, la juge lui donna «le dernier mot». Navalny dit avoir hésité à dire ce «dernier mot». Il en avait tant prononcé déjà! «Votre Honneur, je serais riche si l’on m’avait donné ne serait-ce qu’un rouble par dernier mot», plaisantai­t-il devant la juge. Donc il comparaît dans son pyjama de détenu, après avoir été fouillé à chaque reprise de session du tribunal. Pendant cette fouille, qui a lieu jusqu’à huit fois chaque jour que dure le procès, dans une pièce qui se trouve être le «Cabinet de la langue russe», il doit se mettre à nu pendant que le gardien passe son caleçon au détecteur de métal. Et debout face au mur, il regarde un portrait affiché devant lui, de Léon Tolstoï. Navalny confie à la juge ses interrogat­ions sur les conseils à donner à la société russe: «Que faire de plus concret que simplement défiler avec des pancartes? Bien que ce soit déjà très bien, et la réponse me vient d’un de nos grands compatriot­es, que je vois […]. Debout, nu, je regarde le mur, et depuis le mur Tolstoï me regarde, lui qui a beaucoup parlé au sujet des guerres, et qui a dit beaucoup de choses justes sur le sujet. Il en est une dont je me souviendra­i toujours, car elle a été notée un 4 juillet. «La guerre est un produit du despotisme. Ceux qui veulent lutter contre la guerre doivent seulement lutter contre le despotisme.»

Ce dialogue du prisonnier le plus célèbre d’hier avec l’écrivain russe toujours le plus célèbre aujourd’hui a quelque chose de magnifique et de troublant. Tolstoï, sans avoir jamais connu la prison, fit tout pour mettre fin au despotisme. Que Navalny connaisse l’oeuvre de Tolstoï ne nous étonne pas, qu’il cite un endroit précis de son Journal pour le cas où la censure entrerait dans le téléphone de son avocat, non plus.

Que Tolstoï recommande à ceux qui veulent lutter contre la guerre de lutter d’abord contre le despotisme semble fait tout exprès non seulement pour la Russie d’aujourd’hui, mais pour notre monde d’aujourd’hui tout entier. Le plus troublant, c’est précisémen­t cette acuité de vue prophétiqu­e de Tolstoï doublée par celle du disciple qu’il avait en la personne du zek (détenu) ironique qui, depuis trois ans, passait de prison en prison, de tribunal en tribunal, et de cachot en cachot, sans rien perdre de son humour.

«Je ne peux me taire», déclarait Léon Tolstoï en 1908 en lisant des listes de condamnés à mort (parfois une dizaine par jour). «Ne pas rester les bras croisés» est la règle que donnait Navalny pour après sa mort. Une mort survenue non pas à la petite gare d’Astapovo, mais dans le district autonome de Lamalie-Nenets à moins de 1000 kilomètres du pôle Nord, une fois et demie la superficie de la France, et où aucune foule de journalist­es n’ira.

Le plus troublant, c’est l’acuité de vue prophétiqu­e de Tolstoï doublée par celle du disciple qu’il avait en la personne de Navalny

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