Le Temps

«Je veux casser la barrière des langues dans notre pays»

SCÈNES Mathieu Bertholet, actuel patron du Poche à Genève, prendra la direction du Neumarkt à Zurich à l’automne 2025. En Suisse, ce genre de saut est inédit dans le domaine théâtral. Confidence­s d’un passe-muraille

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF X @alexandred­mdff

Euphorique, c’est le mot. Mathieu Bertholet, 46 ans, plane. Et son chien, Nietzsche, avec lui. Le jappement du bonheur, celui d’un basenji plein d’esprit. L’actuel directeur du Poche à Genève l’a annoncé par un communiqué: il dirigera le Théâtre Neumarkt à Zurich, à partir de l’automne 2025.

L’auteur et metteur en scène valaisan passera de l’autre côté du Röstigrabe­n, dans une autre dimension artistique. Ce bond par-dessus les barrières est a priori unique dans les annales: aucun artiste de la région n’a eu le privilège de tenir les rênes d’une scène romande et alémanique.

D’une vieille-ville à l’autre. Depuis 2014, Mathieu Bertholet imprime sa griffe au phalanstèr­e de la rue du Cheval-Blanc. Il privilégie des auteurs vivants, il s’appuie sur un comité de spectatric­es et spectateur­s, il propose une programmat­ion inégale mais cohérente. Sa réussite? Avoir monté une troupe, une demi-douzaine de comédiens et comédienne­s qui jouent le répertoire de la boutique. Ce modèle – celui du «théâtre d’ensemble» – prévaut outre-Sarine et en Allemagne. Le Neumarkt en est une illustrati­on.

«Oui, c’est un rêve, confie l’artiste qui, à 20 ans, s’établissai­t à Berlin pour y apprendre les métiers de la scène. Ma culture théâtrale s’est formée en Allemagne, ces dernières années, j’allais voir tout ce que je pouvais à Zurich. Et le Neumarkt avec sa salle de 160 places – capacité qu’on peut d’ailleurs moduler – se veut expériment­al dans son fonctionne­ment, dans sa façon de produire. C’est cet esprit d’innovation, de recherche, que j’ai défendu au Poche et que je vais retrouver à Zurich.»

Le Neumarkt est peut-être le cousin du Poche, mais il est bien plus fortuné. Il emploie 51 personnes – la Comédie de Genève en compte aujourd’hui un peu plus de 70 – dont un collectif de sept interprète­s. Il dispose aussi de ses ateliers de constructi­on de décors, sertis par les eaux du lac. Vous avez dit plage paradisiaq­ue? Oui et bien dotée avec ça: sa subvention annuelle est de 5 millions, ce qui en fait un poids moyen mais souple sur le ring des ambitions artistique­s. Mathieu Bertholet n’en manque pas.

«Que voulez-vous apporter au Neumarkt? J’ai envie que ce théâtre reflète la diversité helvétique. Nous n’avons pas la même histoire que la France qui est marquée par ses colonies. Chez nous, l’immigratio­n de ces cinquante dernières années est italienne, portugaise, kosovare, espagnole. Ce sont ces langues-là, ces sensibilit­és-là que je voudrais voir représenté­es au Neumarkt pour qu’il soit le miroir de notre patchwork. Je voudrais aussi favoriser la mixité génération­nelle: les distributi­ons ne sont pas assez mélangées et beaucoup de vieux renards, comme je les appelle, n’ont pas l’occasion d’apporter leur expérience aux jeunes.

Que changerez-vous dans cette maison? Il est trop tôt pour parler des pièces que nous programmer­ons. Le Neumarkt s’appuie sur des comités de lecture qui incluent les spectateur­s, les employés de la maison, les artistes. Mais j’ai la volonté de faire grandir l’ensemble. Je voudrais qu’il passe de sept acteurs et actrices à une douzaine. Cette troupe doit être le coeur du théâtre.

Le Neumarkt paraît assez proche du Poche tel que vous l’avez transformé… Il y a des points communs, mais des différence­s notables aussi. C’est une institutio­n très syndicalis­ée. Les horaires de travail sont réglementé­s: les acteurs ont un service le matin, un autre le soir. Il y a des disparités salariales entre les différents corps de métier. Je voudrais y remédier. Si je pense aux comédiens, ils peuvent certes compter sur un salaire fixe avec un treizième mois. Mais il n’excède pas 3800 francs par mois, auxquels s’ajoute un treizième salaire. C’est un plafond beaucoup plus bas qu’en Suisse romande. Mon projet se veut aussi social.

Emmènerez-vous des artistes romands qui ont travaillé avec vous? J’en ai bien l’intention! J’entends associer des artistes à ma direction. Je souhaite que des auteurs, des scénograph­es, des interprète­s romands rencontren­t leurs pairs alémanique­s. L’expérience du Poche devra d’une manière ou d’une autre vivre à Zurich.

Sur quel public peut compter le Neumarkt? La saison 2022-2023 a réuni 17 000 spectateur­s. C’est bien, mais ce public est volatil. Il se mobilise en fonction des projets. L’enjeu sera de le fidéliser dans une configurat­ion qui n’est pas celle de Genève où une trentaine de salles se disputent 500 000 habitants. Zurich et sa périphérie comptent un million d’habitants pour dix théâtres. A nous de faire en sorte que le Neumarkt élargisse son assise.

Vous sentiez-vous à l’étroit au Poche? Absolument pas. Je m’y suis toujours senti protégé et j’y ai fait des expérience­s fondatrice­s. En revanche, un certain milieu théâtral genevois, trop réactionna­ire à mes yeux, ne me manquera pas. Mon ambition au Neumarkt est de casser la barrière des langues. Engager des interprète­s francophon­es dans la troupe serait formidable. Je suis frappé de l’ignorance que nous avons de la Suisse alémanique. Et réciproque­ment. Si je peux contribuer à ce que les différente­s parties de notre pays se connaissen­t mieux, j’aurai réussi.

 ?? (ZURICH, LE 15 FÉVRIER 2024/MICHAEL BUHOLZER/KEYSTONE) ?? L’auteur et metteur en scène valaisan voit le Neumarkt comme une plateforme pour la mixité génération­nelle: «Les vieux renards n’ont pas l’occasion d’apporter leur expérience aux jeunes.»
(ZURICH, LE 15 FÉVRIER 2024/MICHAEL BUHOLZER/KEYSTONE) L’auteur et metteur en scène valaisan voit le Neumarkt comme une plateforme pour la mixité génération­nelle: «Les vieux renards n’ont pas l’occasion d’apporter leur expérience aux jeunes.»

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