L’UE responsable de crimes contre l’humanité?
Interpellée par une lettre de l’Afrique du Sud, et au vu des événements sur le terrain, la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu le 16 février une décision sur la Palestine, après avoir reçu les observations d’Israël. La CIJ y relève, à l’instar des Nations unies, le risque d’une «aggravation exponentielle de ce qui est d’ores et déjà un cauchemar humanitaire aux conséquences régionales insondables». Elle exige donc la mise en oeuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées dans son ordonnance du 26 janvier 2024, qui sont applicables à l’ensemble de la bande de Gaza, y compris à Rafah. Par ailleurs, comme cela était attendu après cette ordonnance, la situation à Gaza occupe désormais des juges en Europe et aux Etats-Unis. Il est demandé à ces derniers d’interférer dans la politique conduite par leurs Etats envers Israël.
Aux Etats-Unis, un juge fédéral a rejeté début février une action intentée par des groupes palestiniens contre le président Joe Biden, le secrétaire d’Etat Antony Blinken et le secrétaire de la défense Lloyd Austin. Cette action était destinée à stopper le soutien militaire américain pour Israël. Le juge californien Jeffrey White a considéré, semblet-il à regret au vu du ton de la décision, qu’il n’avait pas juridiction dans cette affaire car il lui était demandé de remettre en cause une décision politique prise par la branche exécutive du gouvernement américain.
Au contraire aux Pays-Bas, la Cour d’appel de La Haye a quant à elle ordonné la semaine passée à l’Etat néerlandais de cesser toute exportation et transit réels de pièces d’avions de combat F-35 vers la destination finale d’Israël dans les sept jours suivant la signification du jugement. Elle a considéré qu’il existait un risque évident que de graves violations du droit humanitaire soient commises dans la bande de Gaza avec les avions israéliens F-35. Le ministre néerlandais du Commerce et du Développement a indiqué que son Etat allait se pourvoir en cassation contre la décision de la Cour d’appel, tout en précisant que le gouvernement respecterait et mettrait en oeuvre d’ici là cette décision.
Toujours la semaine passée, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a eu ces mots sur la situation en Palestine: «Si vous pensez que trop de gens sont en train d’être tués, peut-être devriez-vous fournir moins d’armes afin d’empêcher que tant de gens soient tués. N’est-ce pas logique?» En écoutant cette déclaration, il m’est venu à l’esprit qu’à l’instar de Josep Borrell, la plupart des membres de l’Union européenne (EU) considèrent probablement que les crimes contre l’humanité commis à grande échelle ces dernières années sont imputables à d’autres, mais pas à eux. Et pourtant.
Il y a moins d’une année une mission d’enquête du Conseil des droits de l’homme des Nations unies a conclu, à Genève, que l’Union européenne était responsable de complicité dans la détention, le meurtre, la torture, le viol et l’enlèvement de migrants. L’UE finance un projet d’environ 750 millions d’euros pour stopper l’immigration illégale d’Afrique du Nord en Europe en fournissant de l’argent, de l’équipement et de la formation à des groupes armés libyens pour intercepter et détenir des migrants.
Ce rapport considère qu’il existe des motifs raisonnables de conclure que des crimes contre l’humanité sont commis contre des Libyens et des migrants, y compris un certain nombre de crimes commis de façon généralisée dont des meurtres, des tortures, des viols et des disparitions forcées. «Nous ne disons pas que l’Union européenne et ses Etats membres ont commis ces crimes. Le fait est que le soutien fourni constitue une complicité dans la commission de ces crimes» a déclaré un des membres de la mission d’enquête en conférence de presse. Le rapport de la mission conclut également que «les pratiques et les schémas de violations flagrantes se poursuivent sans relâche, et peu d’éléments indiquent que des mesures significatives sont prises pour inverser cette trajectoire troublante et offrir un secours aux victimes». Depuis que l’accord avec les garde-côtes libyens est entré en vigueur en février 2017, il est considéré que des dizaines de milliers de migrants ont fini dans des centres de détention en Libye.
Cette question de la responsabilité de l’Union européenne et/ou de ses Etats membres dans des crimes à large échelle ne se trouve plus uniquement mentionnée dans des rapports des Nations unies que peu de gens lisent. Elle a également fait irruption dans les tribunaux, tant en Europe qu’au niveau international.
L’organisation non gouvernementale front-LEX a porté plainte en février 2022 contre la Grèce devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, à la suite du refoulement par les autorités grecques d’une étudiante française condamnée pour des motifs politiques à 6 ans de prison en Turquie. Après avoir traversé le fleuve Evros, cette ressortissante européenne s’est fait renvoyer vers une zone militaire
Il est demandé aux juges d’interférer dans la politique conduite par leurs Etats envers Israël
en Turquie où elle fut capturée par des soldats. Elle purge actuellement en Turquie une peine de 6 ans de prison pour des délits politiques qu’elle n’a, selon l’ONG, pas commis.
En mars 2022 la même ONG a poursuivi l’Agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes (Frontex) devant la Cour de justice de l’Union européenne pour avoir enlevé dans une île grecque un ressortissant syrien et l’avoir abandonné en mer au risque de sa vie. Selon cette plainte et d’autres déposées devant la même instance, ce sont au moins 43 000 personnes qui ont été ainsi refoulées par la force et de façon illégale depuis janvier 2020, dans des opérations communes de Frontex et de la Grèce.
Finalement, en 2019, des avocats, dont le fondateur de front-LEX, l’avocat israélien Omer Shatz, ont soumis une communication à la Cour pénale internationale (CPI) en apportant des éléments qui selon eux prouvent l’implication de l’UE, d’officiels et agents européens, dans la commission, depuis 2014, de crimes contre l’humanité. Cette communication est centrée sur trois aspects principaux des politiques de migration européennes adoptées entre 2015 et 2019: la transition des opérations italiennes de sauvetage (Mare Nostrum) aux opérations Frontex dénommées «Triton»; l’évacuation des ONG qui conduisaient des opérations de sauvetage en mer; et la coopération avec les garde-côtes libyens.
Selon les avocats ces trois politiques européennes auraient eu pour conséquence directe: la noyade de plus de 20 000 personnes depuis 2015; le refoulement de dizaines de milliers de personnes qui tentaient de fuir la Libye; en conséquence de ce refoulement, la complicité dans de nombreux crimes subis en Libye par 120 000 personnes depuis 2016, dont des meurtres, des viols et des tortures
Bien entendu toutes ces procédures soulèvent aussi pour les Européens une question morale.
Comme l’écrivait en 2022 l’avocat et professeur de droit international Zachary Douglas dans les colonnes du Temps, on ne peut pas sciemment créer les conditions pour que des humains se noient en mer en invoquant les complexités de la gouvernance migratoire ou la sécurisation des frontières. Ni invoquer ce même thème pour faciliter en toute connaissance de cause la torture dans des camps libyens, endroits que le pape François a comparés à «des camps de concentration».
Les crimes commis depuis 2016 contre les migrants en Libye sont donc solidement établis notamment par des rapports des Nations unies. Pourtant, au sujet d’une possible responsabilité européenne, ce même Josep Borrell qui aujourd’hui prodigue des leçons de valeurs morales déclarait en juin 2019, alors en sa qualité de ministre espagnol des Affaires étrangères, que les camps libyens «ne pouvaient être appelés centres de détention de torture».
On pourrait attendre des dirigeants européens qui interpellent le reste du monde sur les droits humains et la nécessité impérieuse de les protéger qu’ils s’interrogent aussi sur la manière dont l’Europe respecte ses propres obligations morales et juridiques. Et ce faisant, se questionnent sur le sens de nos propres valeurs européennes. ■