Les hommes qui rient
On postule au Comedy Club avec application, comme on préparait hier le concours de Polytechnique
Il y a quelques mois, Joseph Gorgoni donnait à ce journal sérieux une interview sérieuse. Entre autres considérations sur l’humour et l’évolution de son métier d’amuseur, l’humoriste osait une pique un peu moins drôle que les autres sur le statut des comiques dans notre société résolument spectaculaire.
Après trente ans de Marie-Thérèse, autant de recul et pas mal de bouteille, il livrait une analyse à fort potentiel impopulaire: l’humour, autrefois méprisé, est désormais pris beaucoup trop au sérieux. Et finit peut-être par se retourner contre lui-même à mesure que les légions de ceux qui en font aujourd’hui profession finissent par se fondre dans un vaste ricanement consensuel, indolore, monocolore et finalement très conforme.
Joseph Gorgoni a pris des risques ce jour-là, en osant distiller une goutte de pensée critique dans le marigot rigolo. S’il n’avait pas pris quelques précautions en ménageant les clowns les plus en vue, il aurait pu finir noyé sous les moqueries de la corporation, définitivement submergé par son infinie puissance de dérision. Mais le Genevois étant intrinsèquement indétestable, il s’en est sorti, je crois, sans égratignure. Tant mieux pour lui, d’ailleurs je l’embrasse.
Le débat public, en revanche, aurait certainement gagné à s’arrêter sur ses propos, à la fois lucides et à contre-courant. Peut-être n’est-il pas trop tard pour leur faire honneur et prendre quelques risques à mon tour.
Dans ce monde qui s’énerve pourtant aussi vite qu’il s’embrase, un registre semble faire office de safe space pour ceux qui s’y réfugient: la rigolade. Non pas l’humour vache, corrosif, méchant ou sans concession, qui peut paradoxalement valoir à ses derniers pratiquants des rafales de kalachnikov en séance de rédaction. Celui-là reste, ou devient particulièrement périlleux.
La rigolade, elle, a tous les droits. Et dicte son agenda. Comme le bon mot, son ancêtre de salon, la vanne distribue les bons et les mauvais points. Elle fait et défait les réputations, à gorge déployée, en se tapant sur les cuisses. A la radio, à la télévision, sur toutes les plateformes possibles et imaginables, la vanne trie le bon grain de l’ivraie, dit le Bien ou le Mal, comme autrefois la messe.
Dans tous les recoins de l’espace médiatique, ha ha ha, hi hi hi, ses officiants donnent le la, adoubent les gentils, crucifient les méchants. Et rien n’est jamais grave, puisque c’est toujours pour rire. Intellectuels, politiques, scientifiques et autres aventuriers de la pensée complexe: prière de faire court et de vous détendre fissa, l’essentiel est de rigoler au plus vite. Et si vous n’êtes pas d’accord, attention: c’est de vous qu’on rigolera.
Comme tous les royaumes, la dérision a ses monarques, son aristocratie, sa cour et ses précieuses. Pour en être ou espérer l’intégrer, il faut faire rire, mais faire rire juste. Ne pas se tromper de cible, préférer les puissants, épargner les éclopés. Faire preuve de bon goût et s’autocensurer. Plaire à l’époque et la flatter. Ne surtout pas se marrer de travers.
L’affaire est si sérieuse et le filon si riche qu’il a désormais ses écoles et ses pépinières. On ne naît pas drôle, semble-t-il, on le devient. Pour peu qu’on intègre les codes, et surtout les bons. Alors on postule au Comedy Club avec application, comme on préparait hier le concours de Polytechnique. L’humour n’est plus un phénomène, mais une filière. Plus un miracle, mais une discipline. Plus une transgression, mais un plan de carrière. Tu seras drôle, mon fils!
Pour être parfaitement honnête, il m’arrive d’être bon client. Certains comiques me font rire, et j’ai même pu çà et là leur trouver du génie. Mais l’obsession de la gaudriole aurait plutôt tendance à me déprimer. Quand tout prête à rire, plus rien n’est vraiment drôle. Et si plus rien n’est drôle, autant fermer boutique.
Quelqu’un aurait une mauvaise blague pour me remonter le moral? ■