Le Temps

Les hommes qui rient

On postule au Comedy Club avec applicatio­n, comme on préparait hier le concours de Polytechni­que

- ALEXIS FAVRE PRODUCTEUR D’«INFRAROUGE» (RTS)

Il y a quelques mois, Joseph Gorgoni donnait à ce journal sérieux une interview sérieuse. Entre autres considérat­ions sur l’humour et l’évolution de son métier d’amuseur, l’humoriste osait une pique un peu moins drôle que les autres sur le statut des comiques dans notre société résolument spectacula­ire.

Après trente ans de Marie-Thérèse, autant de recul et pas mal de bouteille, il livrait une analyse à fort potentiel impopulair­e: l’humour, autrefois méprisé, est désormais pris beaucoup trop au sérieux. Et finit peut-être par se retourner contre lui-même à mesure que les légions de ceux qui en font aujourd’hui profession finissent par se fondre dans un vaste ricanement consensuel, indolore, monocolore et finalement très conforme.

Joseph Gorgoni a pris des risques ce jour-là, en osant distiller une goutte de pensée critique dans le marigot rigolo. S’il n’avait pas pris quelques précaution­s en ménageant les clowns les plus en vue, il aurait pu finir noyé sous les moqueries de la corporatio­n, définitive­ment submergé par son infinie puissance de dérision. Mais le Genevois étant intrinsèqu­ement indétestab­le, il s’en est sorti, je crois, sans égratignur­e. Tant mieux pour lui, d’ailleurs je l’embrasse.

Le débat public, en revanche, aurait certaineme­nt gagné à s’arrêter sur ses propos, à la fois lucides et à contre-courant. Peut-être n’est-il pas trop tard pour leur faire honneur et prendre quelques risques à mon tour.

Dans ce monde qui s’énerve pourtant aussi vite qu’il s’embrase, un registre semble faire office de safe space pour ceux qui s’y réfugient: la rigolade. Non pas l’humour vache, corrosif, méchant ou sans concession, qui peut paradoxale­ment valoir à ses derniers pratiquant­s des rafales de kalachniko­v en séance de rédaction. Celui-là reste, ou devient particuliè­rement périlleux.

La rigolade, elle, a tous les droits. Et dicte son agenda. Comme le bon mot, son ancêtre de salon, la vanne distribue les bons et les mauvais points. Elle fait et défait les réputation­s, à gorge déployée, en se tapant sur les cuisses. A la radio, à la télévision, sur toutes les plateforme­s possibles et imaginable­s, la vanne trie le bon grain de l’ivraie, dit le Bien ou le Mal, comme autrefois la messe.

Dans tous les recoins de l’espace médiatique, ha ha ha, hi hi hi, ses officiants donnent le la, adoubent les gentils, crucifient les méchants. Et rien n’est jamais grave, puisque c’est toujours pour rire. Intellectu­els, politiques, scientifiq­ues et autres aventurier­s de la pensée complexe: prière de faire court et de vous détendre fissa, l’essentiel est de rigoler au plus vite. Et si vous n’êtes pas d’accord, attention: c’est de vous qu’on rigolera.

Comme tous les royaumes, la dérision a ses monarques, son aristocrat­ie, sa cour et ses précieuses. Pour en être ou espérer l’intégrer, il faut faire rire, mais faire rire juste. Ne pas se tromper de cible, préférer les puissants, épargner les éclopés. Faire preuve de bon goût et s’autocensur­er. Plaire à l’époque et la flatter. Ne surtout pas se marrer de travers.

L’affaire est si sérieuse et le filon si riche qu’il a désormais ses écoles et ses pépinières. On ne naît pas drôle, semble-t-il, on le devient. Pour peu qu’on intègre les codes, et surtout les bons. Alors on postule au Comedy Club avec applicatio­n, comme on préparait hier le concours de Polytechni­que. L’humour n’est plus un phénomène, mais une filière. Plus un miracle, mais une discipline. Plus une transgress­ion, mais un plan de carrière. Tu seras drôle, mon fils!

Pour être parfaiteme­nt honnête, il m’arrive d’être bon client. Certains comiques me font rire, et j’ai même pu çà et là leur trouver du génie. Mais l’obsession de la gaudriole aurait plutôt tendance à me déprimer. Quand tout prête à rire, plus rien n’est vraiment drôle. Et si plus rien n’est drôle, autant fermer boutique.

Quelqu’un aurait une mauvaise blague pour me remonter le moral? ■

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