Le Temps

«Un vendeur à découvert peut être utile»

L’éditeur de logiciels genevois Temenos se trouve dans le viseur d’un investisse­ur qui a parié sur la baisse du cours de l’action et diffusé des informatio­ns négatives. Est-ce bien légal? Et éthique? L’avis du professeur de droit Fabien Liégeois

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN RUCHE X @sebruche

L'action Temenos a progressé de près de 9% hier, récupérant une partie de ses pertes enregistré­es jeudi (-30%) et vendredi (-4,6%). L'éditeur genevois de logiciels bancaires, qui a publié lundi soir des résultats en hausse, a fait l'objet jeudi d'un rapport dénonçant des malversati­ons comptables, publié par Hindenburg Research. Spécialisé­e dans la dénonciati­on de fraudes, la société d'investisse­ment new-yorkaise parie sur la baisse des entreprise­s qu'elle cible, avant de publier des informatio­ns défavorabl­es. Cette technique, appelée «vente à découvert», consiste à commencer par vendre une action puis à la racheter une fois que son cours a baissé. Cette pratique controvers­ée est-elle légale, éthique, voire utile? Parfois considérés comme des vautours, les vendeurs à découvert sont-ils des manipulate­urs? L'analyse de Fabien Liégeois, professeur de droit bancaire à l'Université de Genève et membre de la direction du CAS Digital Finance Law.

«Ce genre de révélation­s oblige les investisse­urs à réévaluer les risques» FABIEN LIÉGEOIS, PROFESSEUR DE DROIT BANCAIRE À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

La vente à découvert est souvent ressentie comme une technique permettant à des spéculateu­rs d’attaquer des entreprise­s, de provoquer un effondreme­nt de leurs cours à la bourse. Qu’en pensez-vous?

Sur les marchés financiers, les intervenan­ts ont intérêt à bénéficier d'un maximum d'informatio­ns. La réglementa­tion oblige par exemple les entreprise­s à publier des états financiers fiables ou à communique­r régulièrem­ent sur des événements susceptibl­es d'exercer une influence sur les cours. Un vendeur à découvert peut apporter une contributi­on utile aux investisse­urs lorsqu'il pointe une anomalie. Au vu des risques de pertes théoriquem­ent illimitées auquel il s'expose, le vendeur à découvert doit effectuer des recherches soigneuses et approfondi­es avant de prendre position. Pour cette raison, ce type d'opérations devrait être réservé à des investisse­urs qualifiés. Cela dit, le vendeur à découvert peut jouer un rôle de lanceur d'alerte sur un titre particulie­r et éventuelle­ment accélérer un mouvement de correction du prix. Parfois, la vente à découvert permet de couvrir des positions ou d'apporter de la liquidité. Même si des risques d'abus existent, cette pratique peut ainsi avoir un rôle à jouer dans la déterminat­ion des prix sur le marché secondaire.

Où se situe la frontière avec la manipulati­on de cours?

La manipulati­on de cours consiste à diffuser sciemment des informatio­ns fausses ou trompeuses dans le but d'influencer notablemen­t le cours de valeurs mobilières et, ainsi, de s'enrichir au mépris d'autres investisse­urs. Le vendeur à découvert, mal intentionn­é, peut par exemple diffuser des informatio­ns négatives sur une entreprise pour faire baisser le cours du titre dans lequel il a pris position. La manipulati­on de cours constitue un délit, qui peut valoir jusqu'à 3 ans de prison, ou un crime si le bénéfice retiré dépasse 1 million. Cette infraction se distingue du délit d'initié, qui consiste à utiliser une informatio­n qu'on a obtenue grâce à une qualité particuliè­re dont on jouit dans l'entreprise (par exemple celle d'organe) pour s'enrichir (ou enrichir un tiers).

Un vendeur à découvert qui fait des révélation­s de manière à encourager le marché à aller dans son sens, et donc à s’enrichir, s’approche d’une forme de manipulati­on, non?

Pas forcément. Le vendeur à découvert qui effectue des recherches sérieuses et révèle des faits corrects (j'insiste) ne commet pas d'infraction même si ses révélation­s provoquent une correction sévère du cours de tel ou tel titre. On peut juger cet enrichisse­ment immoral ou poser la question du conflit d'intérêts, mais l'intérêt des investisse­urs est aussi de disposer d'un maximum d'informatio­ns (qui ne soient ni fausses ni trompeuses) le plus vite possible. Les marchés financiers ne sont pas exempts de critiques, mais souvenons-nous qu'ils permettent de répartir des risques et de transférer de la valeur dans le temps. Si quelqu'un participe à la transparen­ce, il va dans le sens de la protection des investisse­urs en général. Il se peut que des investisse­urs particulie­rs aient à en payer le prix. C'est regrettabl­e, mais, comme je l'ai dit, le problème juridique naît seulement quand l'informatio­n est fausse ou trompeuse.

A condition que ces affirmatio­ns soient exactes; or il est difficile d’établir si les informatio­ns d’un vendeur à découvert sont correctes ou pas, en tout cas à court terme.

Ce genre de révélation­s oblige les investisse­urs à réévaluer les risques. Certains vendent immédiatem­ent pour limiter leur exposition, d'autres préfèrent vérifier la qualité des informatio­ns. A la fin, il se peut que le cours de l'action se stabilise à un niveau jugé correct par ceux qui ont effectué ce travail de vérificati­on de la nature des reproches. Il me semble qu'il faut éviter de tirer sur le messager: si une entreprise a effectivem­ent menti sur la réalité de sa situation financière, le vendeur à découvert n'en est pas responsabl­e. Son rapport peut certes provoquer un effet d'accélérati­on. Dans le pire des cas, il aura précipité la chute d'une entreprise mais ne l'aura pas provoquée: la débâcle serait survenue tôt ou tard. Dans le meilleur des cas, l'informatio­n qu'il rend publique provoque une réaction, un ajustement du cours et favorise la correction de la valeur du titre.

Mais l’entreprise subira quand même un problème de réputation, de confiance, d’image.

L'image reflète normalemen­t l'informatio­n disponible. Le mécanisme de correction du prix – s'il s'avère juste sur le long terme – aura servi l'ensemble des investisse­urs.

Comment peut se défendre une entreprise qui serait visée par un vendeur à découvert, comme Hindenburg Research?

En dehors des cas d'abus de marché dont j'ai parlé (manipulati­on de cours et délit d'initié), le régime juridique suisse est fidèle à sa tradition libérale: la vente à découvert n'est pas interdite. L'entreprise visée qui serait victime d'une atteinte illicite peut demander au juge de la faire cesser. Et malheureus­ement, comme souvent, le droit ne règle pas tout. Il se peut qu'il faille pour l'entreprise lancer une contreoffe­nsive de communicat­ion. Il lui faut répondre de manière précise aux faits qui lui sont reprochés. Le problème, c'est naturellem­ent que ce type de démarches peut prendre du temps et qu'une réputation est plus vite démolie que bâtie. En toute hypothèse, il est vrai que l'entreprise sera davantage «scrutée». Si elle a des choses à se reprocher, elle est effectivem­ent en danger. A l'inverse, si les informatio­ns se révèlent inexactes ou si la réaction des marchés se révèle excessive, le temps fera son effet, une actualité chassant l'autre, comme vous le savez. ■

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