«Un vendeur à découvert peut être utile»
L’éditeur de logiciels genevois Temenos se trouve dans le viseur d’un investisseur qui a parié sur la baisse du cours de l’action et diffusé des informations négatives. Est-ce bien légal? Et éthique? L’avis du professeur de droit Fabien Liégeois
L'action Temenos a progressé de près de 9% hier, récupérant une partie de ses pertes enregistrées jeudi (-30%) et vendredi (-4,6%). L'éditeur genevois de logiciels bancaires, qui a publié lundi soir des résultats en hausse, a fait l'objet jeudi d'un rapport dénonçant des malversations comptables, publié par Hindenburg Research. Spécialisée dans la dénonciation de fraudes, la société d'investissement new-yorkaise parie sur la baisse des entreprises qu'elle cible, avant de publier des informations défavorables. Cette technique, appelée «vente à découvert», consiste à commencer par vendre une action puis à la racheter une fois que son cours a baissé. Cette pratique controversée est-elle légale, éthique, voire utile? Parfois considérés comme des vautours, les vendeurs à découvert sont-ils des manipulateurs? L'analyse de Fabien Liégeois, professeur de droit bancaire à l'Université de Genève et membre de la direction du CAS Digital Finance Law.
«Ce genre de révélations oblige les investisseurs à réévaluer les risques» FABIEN LIÉGEOIS, PROFESSEUR DE DROIT BANCAIRE À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE
La vente à découvert est souvent ressentie comme une technique permettant à des spéculateurs d’attaquer des entreprises, de provoquer un effondrement de leurs cours à la bourse. Qu’en pensez-vous?
Sur les marchés financiers, les intervenants ont intérêt à bénéficier d'un maximum d'informations. La réglementation oblige par exemple les entreprises à publier des états financiers fiables ou à communiquer régulièrement sur des événements susceptibles d'exercer une influence sur les cours. Un vendeur à découvert peut apporter une contribution utile aux investisseurs lorsqu'il pointe une anomalie. Au vu des risques de pertes théoriquement illimitées auquel il s'expose, le vendeur à découvert doit effectuer des recherches soigneuses et approfondies avant de prendre position. Pour cette raison, ce type d'opérations devrait être réservé à des investisseurs qualifiés. Cela dit, le vendeur à découvert peut jouer un rôle de lanceur d'alerte sur un titre particulier et éventuellement accélérer un mouvement de correction du prix. Parfois, la vente à découvert permet de couvrir des positions ou d'apporter de la liquidité. Même si des risques d'abus existent, cette pratique peut ainsi avoir un rôle à jouer dans la détermination des prix sur le marché secondaire.
Où se situe la frontière avec la manipulation de cours?
La manipulation de cours consiste à diffuser sciemment des informations fausses ou trompeuses dans le but d'influencer notablement le cours de valeurs mobilières et, ainsi, de s'enrichir au mépris d'autres investisseurs. Le vendeur à découvert, mal intentionné, peut par exemple diffuser des informations négatives sur une entreprise pour faire baisser le cours du titre dans lequel il a pris position. La manipulation de cours constitue un délit, qui peut valoir jusqu'à 3 ans de prison, ou un crime si le bénéfice retiré dépasse 1 million. Cette infraction se distingue du délit d'initié, qui consiste à utiliser une information qu'on a obtenue grâce à une qualité particulière dont on jouit dans l'entreprise (par exemple celle d'organe) pour s'enrichir (ou enrichir un tiers).
Un vendeur à découvert qui fait des révélations de manière à encourager le marché à aller dans son sens, et donc à s’enrichir, s’approche d’une forme de manipulation, non?
Pas forcément. Le vendeur à découvert qui effectue des recherches sérieuses et révèle des faits corrects (j'insiste) ne commet pas d'infraction même si ses révélations provoquent une correction sévère du cours de tel ou tel titre. On peut juger cet enrichissement immoral ou poser la question du conflit d'intérêts, mais l'intérêt des investisseurs est aussi de disposer d'un maximum d'informations (qui ne soient ni fausses ni trompeuses) le plus vite possible. Les marchés financiers ne sont pas exempts de critiques, mais souvenons-nous qu'ils permettent de répartir des risques et de transférer de la valeur dans le temps. Si quelqu'un participe à la transparence, il va dans le sens de la protection des investisseurs en général. Il se peut que des investisseurs particuliers aient à en payer le prix. C'est regrettable, mais, comme je l'ai dit, le problème juridique naît seulement quand l'information est fausse ou trompeuse.
A condition que ces affirmations soient exactes; or il est difficile d’établir si les informations d’un vendeur à découvert sont correctes ou pas, en tout cas à court terme.
Ce genre de révélations oblige les investisseurs à réévaluer les risques. Certains vendent immédiatement pour limiter leur exposition, d'autres préfèrent vérifier la qualité des informations. A la fin, il se peut que le cours de l'action se stabilise à un niveau jugé correct par ceux qui ont effectué ce travail de vérification de la nature des reproches. Il me semble qu'il faut éviter de tirer sur le messager: si une entreprise a effectivement menti sur la réalité de sa situation financière, le vendeur à découvert n'en est pas responsable. Son rapport peut certes provoquer un effet d'accélération. Dans le pire des cas, il aura précipité la chute d'une entreprise mais ne l'aura pas provoquée: la débâcle serait survenue tôt ou tard. Dans le meilleur des cas, l'information qu'il rend publique provoque une réaction, un ajustement du cours et favorise la correction de la valeur du titre.
Mais l’entreprise subira quand même un problème de réputation, de confiance, d’image.
L'image reflète normalement l'information disponible. Le mécanisme de correction du prix – s'il s'avère juste sur le long terme – aura servi l'ensemble des investisseurs.
Comment peut se défendre une entreprise qui serait visée par un vendeur à découvert, comme Hindenburg Research?
En dehors des cas d'abus de marché dont j'ai parlé (manipulation de cours et délit d'initié), le régime juridique suisse est fidèle à sa tradition libérale: la vente à découvert n'est pas interdite. L'entreprise visée qui serait victime d'une atteinte illicite peut demander au juge de la faire cesser. Et malheureusement, comme souvent, le droit ne règle pas tout. Il se peut qu'il faille pour l'entreprise lancer une contreoffensive de communication. Il lui faut répondre de manière précise aux faits qui lui sont reprochés. Le problème, c'est naturellement que ce type de démarches peut prendre du temps et qu'une réputation est plus vite démolie que bâtie. En toute hypothèse, il est vrai que l'entreprise sera davantage «scrutée». Si elle a des choses à se reprocher, elle est effectivement en danger. A l'inverse, si les informations se révèlent inexactes ou si la réaction des marchés se révèle excessive, le temps fera son effet, une actualité chassant l'autre, comme vous le savez. ■