Le Temps

En France, l’inflation alimente la défiance

Un sentiment général de vulnérabil­ité et de déclasseme­nt s’accroît dans la société, selon une enquête du Cevipof. Les Français, comparés à leurs voisins européens, sont ceux qui se disent les moins satisfaits dans leur vie personnell­e

- ELSA CONESA (LE MONDE) X @ElsaConesa

L’inflation n’est plus seulement une préoccupat­ion immédiate des Français, elle mine aussi désormais leur rapport au politique, aggravant un mal déjà bien enraciné dans l’Hexagone: la défiance. Ressuscité­e par les déconfinem­ents et la guerre en Ukraine, celle-ci montre désormais l’étendue de ses effets sur la société française.

C’est l’un des enseigneme­nts du baromètre de la confiance politique, vaste enquête annuelle réalisée par l’institut OpinionWay pour le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof ) entre le 8 et le 29 janvier, soit après la nomination de Gabriel Attal à Matignon, dans quatre pays: la France, l’Allemagne, l’Italie et la Pologne.

Pour la première fois, la défiance s’invite en effet dans la sphère privée. Les Français sont les moins satisfaits des quatre population­s étudiées concernant leur vie personnell­e. «Jusqu’ici, les données faisaient apparaître un paradoxe français, entre la perception d’une société qui va mal et celle d’un individu qui va bien dans sa vie personnell­e», explique Gilles Ivaldi, chercheur au Cevipof. Désormais, les frontières semblent brouillées. Un effet de la crise du pouvoir d’achat et d’une inflation qui dure et «touche le bien-être individuel», selon le politiste.

De fait, malgré les politiques de soutien face à la flambée des prix de l’énergie mises en place par l’exécutif depuis 2021, les salaires n’ont pas progressé aussi rapidement que les prix en France, lesquels ont bondi de plus de 10% en deux ans. Et, paradoxale­ment, les augmentati­ons successive­s du salaire minimum, indexé sur les prix, y ont accru le nombre de smicards, alimentant un sentiment de déclasseme­nt et de désengagem­ent au travail.

Méfiance, lassitude, morosité

Ce sentiment général de vulnérabil­ité dans la vie privée se retrouve sous des formes variées à travers l’étude. Ainsi, c’est en France que la peur d’être cambriolé est la plus élevée, les citoyens des autres pays étudiés craignant davantage d’être victimes d’agressions hors de leur domicile. «Ce risque d’intrusion chez soi, synonyme d’une frontière plus poreuse entre le public et le privé, est le signe d’une plus grande précarisat­ion économique et du sentiment que l’Etat protège moins qu’avant», juge Luc Rouban, chercheur au Cevipof. Un sentiment «très corrosif» pour la confiance, et face auquel les partis politiques sont démunis.

Le choc de la guerre en Ukraine ou encore le risque d’un accident nucléaire, présents dans les enquêtes d’opinion au début du conflit, ont été très vite supplantés dans les motifs d’inquiétude des personnes sondées. «En revanche, la vraie répercussi­on, c’est le pouvoir d’achat, qui percute les individus des classes moyennes en particulie­r», poursuit Gilles Ivaldi. Celles-là mêmes dont le nouveau chef du gouverneme­nt, Gabriel Attal, a fait sa priorité.

L’étude confirme aussi quelques constantes sur la défiance qui caractéris­e la société française. Méfiance, lassitude, morosité: les mots choisis par les Français pour parler d’eux-mêmes reviennent à l’identique année après année – exception faite de la crise sanitaire, qui avait provoqué une brève embellie dans les enquêtes. Près de 40% des sondés français se décrivent comme méfiants, quand une même proportion d’Allemands invoquent la sérénité comme sentiment dominant.

«La France est dans une situation dégradée par rapport aux autres pays européens, confirme Luc Rouban. Elle est beaucoup plus méfiante, montre moins de satisfacti­on, et a la perception d’une mobilité sociale moindre. La part des personnes déprimées y est aussi plus élevée qu’ailleurs.» Les indicateur­s négatifs sont marqués par «une grande stabilité, car ce sont des tendances structurel­les, confirme Flora Chanvril, du Cevipof. Et ceux-ci s’aggravent.»

Un tiers des Français ont ainsi le sentiment d’avoir une situation moins bonne que celle de leurs parents au même âge, la proportion la plus élevée des quatre pays étudiés. Ce sont également les Français qui ont le moins confiance dans la politique, à 70%, contre, par exemple, 55% en Allemagne; et 81% d’entre eux jugent que les politiques ne tiennent pas compte de leur avis, score le plus élevé des quatre pays. Les élus leur inspirent méfiance et dégoût, et sont vus comme «corrompus» par 68% des sondés, même si la France ne se distingue pas sur cet indicateur. Plus des deux tiers des sondés jugent que la démocratie fonctionne mal, contre 47% en Allemagne. Et les trois autres pays révèlent un intérêt pour la politique plus élevé qu’en France.

Derrière ce sentiment d’usure, les chercheurs lisent aussi les effets d’une succession de crises – la crise financière de 2008, suivie de celle des dettes souveraine­s, la crise des migrants en 2015, puis celles du Covid-19 et du pouvoir d’achat –, qu’ils qualifient de «polycrises». «Ces crises ont impacté les groupes sociaux par vagues successive­s, créent du ressentime­nt et nourrissen­t l’extrême droite», analyse Gilles Ivaldi.

Dans ce sombre tableau, le sondage confirme d’autres spécificit­és françaises: plus qu’ailleurs, ce sont les élus locaux qui tirent le mieux leur épingle du jeu, en particulie­r les municipali­tés, vues comme les plus dignes de confiance. A l’inverse, l’Europe inspire de la méfiance. A quatre mois des élections européenne­s, près des deux tiers des personnes interrogée­s affirment ne pas avoir confiance en l’Union européenne (UE), proportion la plus élevée des quatre pays.

«On retrouve les fondamenta­ux de l’opinion française sur l’Europe, affirme Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof. Tièdement favorable de façon générale, mais pas en demande d’intégratio­n. La France est le pays le moins positif sur l’Europe.» Pour autant, les Français «ne sont pas favorables à une sortie de l’UE, ajoute Gilles Ivaldi. C’est l’un des grands échecs de Marine Le Pen [la leader du Rassemblem­ent national]».

«La vraie répercussi­on, c’est le pouvoir d’achat, qui percute les individus des classes moyennes en particulie­r» GILLES IVALDI, CHERCHEUR AU CEVIPOF

Favorables à l’armée

Si les sondés sont très sévères à l’encontre de la politique d’Emmanuel Macron, ils le sont moins que les Allemands envers leurs dirigeants, dont la coalition est au pouvoir depuis 2021. L’Allemagne, qui s’est longtemps distinguée par le sentiment de confiance de ses citoyens envers leur classe politique, tend à s’aligner sur les démocratie­s voisines, perçues comme plus fragiles.

«Il y a une très forte dégradatio­n de la confiance outre-Rhin, notent Gilles Ivaldi et Luc Rouban. Les Allemands ont le sentiment de n’être plus en position de force en Europe.» A l’inverse, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, qui avait fait un bond de popularité lors de l’étude précédente, conserve les faveurs de l’opinion italienne à un niveau élevé, même si sa cote diminue de 7 points en un an.

Si l’attachemen­t à la démocratie y demeure très fort, c’est en France que se trouve la part la plus élevée de sondés favorables à ce que l’armée dirige le pays (23%, contre 14% en Allemagne), ou estimant que moins de démocratie permettrai­t plus d’efficacité (43% contre 34% en Allemagne). «Mais, dans tous les pays, observe Luc Rouban, les opinions demandent un recentrage sur l’Etat-nation.»

 ?? (NANTES, 13 OCTOBRE 2023/SÉBASTIEN SALOM-GOMIS/AFP) ?? Une journée de grève nationale en faveur, notamment, d’une hausse des salaires.
(NANTES, 13 OCTOBRE 2023/SÉBASTIEN SALOM-GOMIS/AFP) Une journée de grève nationale en faveur, notamment, d’une hausse des salaires.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland