Du risque de (mal) parler de la pénurie de personnel
Le manque de main-d’oeuvre en Suisse est une réalité dans nombre de secteurs. Mais certaines affirmations méritent d’être nuancées
La pénurie de personnel fait rage, entend-on de toutes parts. Et cela reste vrai dans de nombreux secteurs, a priori sur le long terme: en 2030, il manquera près de 40 000 informaticiennes et informaticiens en Suisse. Et d’ici à 2040, ce sera aussi le cas pour près de 40 000 infirmières et infirmiers ainsi que 5500 médecins. Un constat qui rappelle le besoin urgent de trouver des solutions: cette problématique est largement couverte médiatiquement, y compris par Le Temps.
Avec la pénurie est souvent brandi le faible taux de chômage au sens du Secrétariat d’Etat à l’économie: 2,5% en janvier 2024, et en 2023, 2% en moyenne annuelle, le niveau le plus bas depuis 2001. Impressionnant, certes, mais ce taux ne tient pas compte des chômeurs non inscrits auprès des ORP (et donc des arrivés en fin de droits) contrairement à celui du Bureau international du travail: au 3e trimestre 2023, les chômeurs représentaient en fait 4,2% de la population active. Un chiffre qui modère un peu l’image de quasi plein emploi.
Des secteurs très divers
Surtout, cette pénurie qui prend, à juste titre, beaucoup de place, peut avoir tendance à masquer d’autres réalités et mener à tirer des conclusions hâtives. Non, tout le monde ne fait pas face à une abondance d’offres d’emploi et de propositions de postes. Non, les employés ne tiennent pas désormais tous «le couteau par le manche». Cette généralisation donne l’impression que le marché du travail suisse est composé uniquement, pour simplifier, d’analystes de données extrêmement qualifiés et aux compétences rares. Evidemment, ces profils peuvent émettre des revendications élevées en matière de salaires et de conditions de travail. Mais si ces cas disent en effet quelque chose du marché du travail, ils ne peuvent pas être extrapolés à tout le marché.
Car certains candidats se trouvent toujours face à des dizaines voire des centaines de concurrents, comme c’est encore régulièrement le cas pour des postes administratifs, dans la culture ou encore dans les médias. Jusqu’à devoir, pour les jeunes surtout, enchaîner les contrats précaires afin d’espérer obtenir un poste. Ils sont donc bien loin de pouvoir imposer leurs préférences et leurs conditions. Autrement dit, tous les domaines ne sont pas touchés de la même manière et exercer dans un domaine dit «à forte pénurie» ne signifie pas forcément trouver chaussure à son pied. En témoigne par exemple le surprenant taux de chômage de 5,5% dans l’hôtellerie-restauration en janvier 2024. Un chiffre qui peut notamment s’expliquer par une non-correspondance entre les attentes des employés et celles des employeurs. Au-delà des secteurs, les réalités entre cantons sont aussi très différentes, d’Appenzell Rhodes-Intérieures qui compte 0,6% de chômage à Genève qui grimpe à 4,3% en janvier 2024.
Autres profils, autre réalité
Reste une dimension non négligeable: tous les profils ne sont pas logés à la même enseigne sur le marché du travail. La question de la formation et des compétences pèse évidemment beaucoup, mais certains profils se voient aussi pénalisés pour d’autres raisons.
Une infirmière de 62 ans – alors pourtant que la pénurie dans ce secteur est avérée – raconte son arrivée en fin de droits parce qu’elle ne parvient pas à retrouver du travail, dans un article de la Tribune de Genève paru la semaine passée. Un cas qui illustre bien une problématique plus globale et connue de longue date: il est souvent très difficile de retrouver un emploi après 50 ans déjà lorsque l’on se retrouve au chômage. Près de 18% des demandeurs d’emploi de plus de 50 ans étaient des chômeurs longue durée (depuis plus d’un an) en janvier 2024.
Autres profils, autres difficultés: En Suisse, à compétences égales, les porteurs de la double nationalité suisse et kosovare doivent postuler 44% de plus que les Suisses pour obtenir un entretien (étude du Pôle de recherche national «NCCR – on the move», au sein de l’Université de Neuchâtel, 2019). Les citoyens suisses descendants d’immigrés camerounais, eux, doivent envoyer 30% de dossiers en plus. Des chiffres qui montrent que la pénurie pourrait déjà être un peu résorbée en s’attaquant à certains préjugés.
Prendre un peu de recul sur la pénurie est nécessaire à plus d’un titre. Pour être au plus près de la réalité et ne pas construire un récit idéalisé autour d’offres d’emploi qui coulent à flots. Et pour mieux saisir qui s’avère loin de bénéficier des actuelles opportunités et pourquoi. L’idée: trouver des solutions à la pénurie de personnel mais aussi comprendre pourquoi les recherches d’emploi de certains candidats se révèlent infructueuses. De quoi peut-être, lorsque c’est possible, faire le lien entre les deux problématiques.
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