Le Temps

Lego, petite brique, grande histoire

- NICOLAS JUTZET DIRECTEUR ADJOINT DE L’INSTITUT LIBÉRAL

L’évolution de l’entreprise Lego est un parfait exemple de la dynamique presque biologique du capitalism­e, décrit par Joseph Schumpeter comme un système qui «révolution­ne incessamme­nt de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuell­ement ses éléments vieillis et en créant continuell­ement des éléments neufs».

Dans La Saga Lego, Jens Andersen raconte que quand Ole Kirk Christians­en s’installe à Billund (Danemark) en 1916 pour gérer l’atelier de menuiserie qu’il vient d’acheter, c’est un petit village qui compte à peine une centaine d’habitants. De nos jours, deux millions de touristes s’y ruent chaque année pour visiter le parc Legoland.

Les premières années sont difficiles, les commandes sont rares et la menuiserie brûle à plusieurs reprises. Le fondateur se rend à l’évidence, son entreprise ne peut pas survivre dans cette constellat­ion. Durant l’été 1932, il réoriente son catalogue de produits et se concentre sur les jouets en bois. Dans son entourage, cette décision fait l’unanimité… contre elle. Les jouets sont vus comme des produits superflus, qui ne sont pas à la hauteur de son savoir-faire. Après des débuts difficiles, la réorientat­ion paie. Au point qu’il devient important de trouver un nom à la marque. Lego, qui veut dire «joue bien» («leg godt») en danois, est né.

C’est une innovation qui va faire changer Lego de dimension. Au Danemark, il est alors interdit de vendre des répliques d’armes à feu. En automne 1945, une fois la Deuxième Guerre mondiale terminée, cette interdicti­on tombe. Lego rencontre un succès de masse avec son «pistolet de paix» en bois. Incapable de faire face à la demande en raison d’une pénurie de bois de qualité, Ole Kirk Christians­en est obligé de réfléchir à des matériaux de substituti­ons. Parmi les options possibles figure le plastique. Personne ne l’utilise à cette époque dans l’industrie du jouet au Danemark. Les machines et la matière première sont chères et difficiles à trouver.

Pourtant, Christians­en fonce. Comme souvent, ses décisions suscitent du scepticism­e. Le chef des finances craint pour les liquidités de l’entreprise. Son fils Godtfred Kirk Christians­en, qui lui succédera plus tard comme directeur de Lego y est même carrément opposé. Pour lui, «l’avenir du plastique ne paraît pas spécialeme­nt prometteur […], il ne remplacera jamais les jouets en bois». Les deux hommes espèrent que cette coûteuse lubie du chef finira par passer.

Or, les jouets en plastique font rapidement un tabac et finissent par «cannibalis­er» leurs concurrent­s en bois, qui disparaiss­ent de l’offre. Au point de rendre possible une expansion internatio­nale. Quand Godtfred Kirk Christians­en imagine une stratégie pour s’implanter sur le marché allemand, on lui répond que c’est illusoire: «Vendre des jouets aux Allemands, ce serait comme vendre du sable au Sahara.»

«L’avenir du plastique ne paraît pas spécialeme­nt prometteur, il ne remplacera jamais les jouets en bois», disait-on au fondateur de Lego

La réalité sera tout autre. En quelques années, il se vend davantage de Lego en Allemagne qu’au Danemark. S’ensuivront plusieurs décennies de succès et de développem­ent du catalogue. Aujourd’hui, on estime qu’environ 100 millions de personnes «jouent bien», avec les objets du numéro un mondial. En 1999, la brique Lego est même nommée «jouet du siècle». Grâce à d’astucieux partenaria­ts, notamment avec des géants comme Star Wars ou Harry Potter, l’entreprise parvient à éviter la faillite, non sans quelques frayeurs, qu’on lui prédisait à l’arrivée des jeux vidéo puis des smartphone­s.

La prochaine fois que vous marcherez sur les Lego de vos enfants la nuit, vous pourrez vous rassurer. Même dans la famille Christians­en, certains trouvaient ces briques en plastique énervantes et elles finiront sans doute par se faire remplacer par une autre innovation.

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