Le Temps

La Suisse face à son moment Spoutnik

- ISABELLE CHAPPUIS CONSEILLÈR­E NATIONALE, LE CENTRE, VAUD

Dans les années 1950, le président américain Harry S. Truman dans ses discours faisait de l’éducation «la première ligne de défense» de l’Amérique. Mais ce n’est véritablem­ent qu’avec la crise provoquée par le lancement du satellite soviétique Spoutnik 1 dans l’espace en 1957 que cette idée se concrétisa dans des séries de mesures politiques venant soutenir massivemen­t l’enseigneme­nt des sciences à tous les niveaux et la recherche théorique et appliquée.

Spoutnik avait montré à la Terre entière et de manière éclatante que les Soviétique­s avaient une longueur d’avance dans une bataille scientifiq­ue et technologi­que dont l’enjeu n’était rien de moins que la maîtrise de l’espace, du cosmos comme on l’appelait à l’Est. Et dans cette bataille, le «leader du monde libre» paraissait alors bien en retard.

Cette «crise du Spoutnik» conduisit le Congrès à adopter notamment, dès 1958, le National Defense Education Act (NDEA), afin de renforcer le système éducatif américain et doter les Etats-Unis d’une main-d’oeuvre compétente et des ressources intellectu­elles nécessaire­s pour relever les défis nationaux et internatio­naux de la Guerre froide. Le NDEA a marqué le début d’une période de participat­ion et de soutiens fédéraux sans précédent à l’éducation publique contribuan­t à façonner «l’université de la Guerre froide».

Dans ce nouveau type de conflit complexe et ambigu, l’éducation était perçue comme un élément essentiel de l’arsenal des nations. On la considérai­t en un sens comme la ressource stratégiqu­e nécessaire pour faire progresser la technologi­e autant civile que militaire, stimuler la croissance économique et s’assurer de disposer d’une main-d’oeuvre qualifiée et hautement compétente sur le territoire. C’est par le biais de politiques ambitieuse­s de

L’éducation est sans conteste notre première ligne de défense

soutien à l’éducation comme le NDEA que les Etats-Unis, à la traîne de l’Union soviétique en 1957, purent envoyer des hommes sur la Lune douze ans plus tard.

Comme les Américains avant la crise du Spoutnik, nous avons tendance à penser en Suisse que notre maîtrise actuelle de technologi­es de pointe, la présence de scientifiq­ues de premier plan dans nos université­s et hautes écoles aujourd’hui et notre place dans le top 10 des pays déposant le plus de brevets, sont des acquis solides et durables. Du moins, c’est ce que notre Conseil fédéral semble croire, au vu de sa décision de commencer à couper dans le budget de nos EPF.

Pourtant, ne serions-nous pas en train de vivre une sorte de moment Spoutnik dans une course non pas à l’espace, mais au cyberespac­e? Cet espace virtuel, dominé par l’intelligen­ce artificiel­le (IA) et d’autres technologi­es de pointe, apparaît déjà aux yeux de spécialist­es comme un nouveau théâtre d’opérations, voire un nouveau champ de bataille contempora­in. Les nations doivent faire face à des menaces nouvelles pour leur sécurité nationale et pour leur compétitiv­ité économique dans un environnem­ent de plus en plus dématérial­isé, numérisé et virtuellem­ent étendu.

Notre capacité à répondre à ces nouvelles menaces dépend de notre capacité à mobiliser les meilleures ressources intellectu­elles et à disposer de la main-d’oeuvre la plus compétente et la plus qualifiée possible. C’est au fond une «guerre des talents» qui se joue entre nos Etats et nos entreprise­s. Dans une telle guerre particuliè­rement, mais peut-être comme dans toutes les guerres, l’éducation est sans conteste notre première ligne de défense.

Au lieu de couper dans le budget de l’enseigneme­nt, la science et l’innovation, il nous faut au contraire y investir davantage. Nous devons continuer de soutenir à la fois ces incubateur­s de l’innovation et de la recherche en IA que sont nos EPF, hautes écoles et université­s, et financer des programmes de formation continue et d’apprentiss­age liés aux technologi­es émergentes. Il va nous falloir créer, comme le dit le président de l’EPFZ, l’équivalent d’un «CERN pour l’intelligen­ce artificiel­le», et il va être nécessaire, dans un écosystème de l’IA qui se complexifi­e, de créer un réseau de centres de compétence­s pour accompagne­r nos entreprise­s et institutio­ns dans leur adoption d’outils d’intelligen­ce augmentée.

Car à bien des égards, nous vivons notre moment Spoutnik et ce n’est certaineme­nt pas en coupant dans la formation et la recherche que l’on restera dans la course sur la scène mondiale et que l’on attellera notre pays au train de cette révolution technologi­que en marche.

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