La Suisse face à son moment Spoutnik
Dans les années 1950, le président américain Harry S. Truman dans ses discours faisait de l’éducation «la première ligne de défense» de l’Amérique. Mais ce n’est véritablement qu’avec la crise provoquée par le lancement du satellite soviétique Spoutnik 1 dans l’espace en 1957 que cette idée se concrétisa dans des séries de mesures politiques venant soutenir massivement l’enseignement des sciences à tous les niveaux et la recherche théorique et appliquée.
Spoutnik avait montré à la Terre entière et de manière éclatante que les Soviétiques avaient une longueur d’avance dans une bataille scientifique et technologique dont l’enjeu n’était rien de moins que la maîtrise de l’espace, du cosmos comme on l’appelait à l’Est. Et dans cette bataille, le «leader du monde libre» paraissait alors bien en retard.
Cette «crise du Spoutnik» conduisit le Congrès à adopter notamment, dès 1958, le National Defense Education Act (NDEA), afin de renforcer le système éducatif américain et doter les Etats-Unis d’une main-d’oeuvre compétente et des ressources intellectuelles nécessaires pour relever les défis nationaux et internationaux de la Guerre froide. Le NDEA a marqué le début d’une période de participation et de soutiens fédéraux sans précédent à l’éducation publique contribuant à façonner «l’université de la Guerre froide».
Dans ce nouveau type de conflit complexe et ambigu, l’éducation était perçue comme un élément essentiel de l’arsenal des nations. On la considérait en un sens comme la ressource stratégique nécessaire pour faire progresser la technologie autant civile que militaire, stimuler la croissance économique et s’assurer de disposer d’une main-d’oeuvre qualifiée et hautement compétente sur le territoire. C’est par le biais de politiques ambitieuses de
L’éducation est sans conteste notre première ligne de défense
soutien à l’éducation comme le NDEA que les Etats-Unis, à la traîne de l’Union soviétique en 1957, purent envoyer des hommes sur la Lune douze ans plus tard.
Comme les Américains avant la crise du Spoutnik, nous avons tendance à penser en Suisse que notre maîtrise actuelle de technologies de pointe, la présence de scientifiques de premier plan dans nos universités et hautes écoles aujourd’hui et notre place dans le top 10 des pays déposant le plus de brevets, sont des acquis solides et durables. Du moins, c’est ce que notre Conseil fédéral semble croire, au vu de sa décision de commencer à couper dans le budget de nos EPF.
Pourtant, ne serions-nous pas en train de vivre une sorte de moment Spoutnik dans une course non pas à l’espace, mais au cyberespace? Cet espace virtuel, dominé par l’intelligence artificielle (IA) et d’autres technologies de pointe, apparaît déjà aux yeux de spécialistes comme un nouveau théâtre d’opérations, voire un nouveau champ de bataille contemporain. Les nations doivent faire face à des menaces nouvelles pour leur sécurité nationale et pour leur compétitivité économique dans un environnement de plus en plus dématérialisé, numérisé et virtuellement étendu.
Notre capacité à répondre à ces nouvelles menaces dépend de notre capacité à mobiliser les meilleures ressources intellectuelles et à disposer de la main-d’oeuvre la plus compétente et la plus qualifiée possible. C’est au fond une «guerre des talents» qui se joue entre nos Etats et nos entreprises. Dans une telle guerre particulièrement, mais peut-être comme dans toutes les guerres, l’éducation est sans conteste notre première ligne de défense.
Au lieu de couper dans le budget de l’enseignement, la science et l’innovation, il nous faut au contraire y investir davantage. Nous devons continuer de soutenir à la fois ces incubateurs de l’innovation et de la recherche en IA que sont nos EPF, hautes écoles et universités, et financer des programmes de formation continue et d’apprentissage liés aux technologies émergentes. Il va nous falloir créer, comme le dit le président de l’EPFZ, l’équivalent d’un «CERN pour l’intelligence artificielle», et il va être nécessaire, dans un écosystème de l’IA qui se complexifie, de créer un réseau de centres de compétences pour accompagner nos entreprises et institutions dans leur adoption d’outils d’intelligence augmentée.
Car à bien des égards, nous vivons notre moment Spoutnik et ce n’est certainement pas en coupant dans la formation et la recherche que l’on restera dans la course sur la scène mondiale et que l’on attellera notre pays au train de cette révolution technologique en marche.
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