De Prigojine à Navalny, la mort résout tous les problèmes
Six mois après le crash de l’avion du patron de Wagner, c’est au tour de l’opposant au Kremlin de trouver la mort dans des circonstances mystérieuses. Radicalement différents, les deux hommes avaient un point commun: à un moment de leur vie, ils ont repré
Plus que jamais les événements en Russie – qui mène depuis bientôt deux ans une guerre qui ne dit pas son nom – semblent illustrer une vieille maxime que l’on attribue à Joseph Staline: la mort résout tous les problèmes. «Plus d’homme, plus de problème», lui fait dire l’écrivain Anatoli Rybakov dans Les Enfants de l’Arbat, sa grande fresque sur la répression. Et peu importe si le dictateur soviétique a vraiment prononcé cette phrase. L’élimination systématique de millions d’opposants restera pour des générations de Russes sa marque de fabrique – à qui ils ont même donné un nom: la miassoroubka («hachoir à viande») stalinienne.
Aujourd’hui, on entend de nouveau ce vocable de miassoroubka, mais cette fois-ci dans la bouche des mercenaires de Wagner pour décrire les combats sanglants qu’ils ont livrés à Bakhmout, en Ukraine, au prix de nombreuses victimes. Les survivants ont même eu droit à une médaille frappée de l’inscription «hachoir à viande de Bakhmout». Leur patron, le sulfureux Evgueni Prigojine, qui a eu la mauvaise idée de faire marcher ses hommes sur Moscou pour demander des comptes sur la façon dont le commandement militaire menait «l’opération militaire spéciale» en Ukraine, est mort le 23 août dernier dans le crash de son avion – un accident à ce jour toujours inexpliqué. A peine six mois plus tard, l’opposant le plus célèbre du régime de Vladimir Poutine, Alexeï Navalny, est décédé le 16 février à 47 ans dans sa prison à Kharp, petite localité abritant un ancien goulag au-delà du cercle polaire, où il purgeait plusieurs peines cumulatives, la plus importante s’élevant à 19 ans.
Le macabre jeu de piste avec les dépouilles
Tellement différents dans leurs convictions et la façon dont ils envisageaient leur engagement, ces deux hommes avaient néanmoins un point commun: ils avaient non seulement défié de façon ouverte le pouvoir au Kremlin, mais ils représentaient aussi, chacun à leur façon, un réel danger pour celui-ci. Ils étaient devenus «un problème» qu’il a fallu «régler». «Ils ont commis la même erreur, commente l’expert politique Mikhaïl Rostovski. Ils n’ont pas saisi comment fonctionne le pouvoir russe actuel et, surtout, ont véritablement cru à un moment donné qu’ils étaient sur le point de s’emparer du pouvoir suprême.»
«C’est une erreur fatale», poursuit-il. Aveu étonnant (doublé d’une mise en garde) venant non pas d’un opposant mais d’un commentateur familier du Kremlin qui partage et défend la politique actuelle, notamment dans le tabloïd Moskovski Komsomolets, détenu par un proche ami de Vladimir Poutine, où il officie comme chroniqueur.
Prigojine et Navalny: un monde sépare certainement ces deux hommes tout comme leurs sympathisants, mais d’autres similitudes, et parfois les mêmes questions ont surgi dans les jours qui ont suivi leur mort. Tout comme avec Prigojine, c’est un véritable jeu de piste qui a démarré avec la dépouille de Navalny au lendemain de l’annonce de sa mort. Est-elle toujours à Kharp, à la morgue de la ville voisine de Salekhard ou déjà à Moscou? Les parents de l’opposant ne l’ont toujours pas vue, et ont été honteusement baladés entre ces différents établissements.
A Kharp, les autorités de la prison se sont contentées de leur dire que leur fils avait succombé au «syndrome de la mort subite», alors que les propagandistes continuent de distiller la version tout aussi commode – et invérifiable – «d’embolie pulmonaire». Quant à l’enquête officielle, elle se déroule sous le sceau du secret le plus total, alimentant au passage toutes sortes de scénarios et de rumeurs.
Des officiels présents avant le décès d’Alexeï Navalny?
Selon diverses sources indépendantes, plusieurs équipes d’experts médicaux, d’enquêteurs et d’agents du FSB sont arrivées sur place. Le journal d’opposition Novaïa Gazeta, basé à l’étranger, affirme même, après s’être entretenu avec un autre détenu, que des officiels étaient déjà présents dans la colonie pénitentiaire de Kharp la veille de la mort d’Alexeï Navalny, suggérant ainsi que cette dernière avait eu lieu avant l’annonce officielle. Examinant le déroulé des événements tel que présenté par les autorités, des observateurs russes affirment que l’ambulance ne serait venue que bien après le décès. Quant aux «premiers soins et tentatives de réanimation appropriées» du communiqué officiel, ils auraient été pratiqués par l’employé – non diplômé – de l’infirmerie de la prison qui, aux dires des autres détenus, n’avait à sa disposition que de l’aspirine et du produit antiseptique.
Cinq jours après la date (officielle) de la mort d’Alexeï Navalny, sa mère, Lioudmila, a craqué et enregistré une courte vidéo. Postée devant la colonie pénitentiaire de Kharp, elle réclame le corps de son fils pour pouvoir «l’enterrer dignement». «J’en appelle à vous, Vladimir Poutine, car la solution ne dépend que de vous. Laissez-moi enfin voir mon fils», dit la mère éplorée. En s’adressant directement à Vladimir Poutine, Lioudmila ne s’y trompe pas: la suite des opérations, notamment la remise du corps à la famille et l’inhumation, est – tout comme dans la saga de Prigojine et de ses lieutenants – désormais une affaire d’Etat.
Même morts, ces hommes devenus des martyrs restent dangereux. Pour preuve, ces hommages spontanés à travers le pays, avec des hommes et des femmes (dont l’ambassadrice des Etats-Unis à Moscou) déposant des fleurs et, pour les plus courageux d’entre eux, brandissant des pancartes dénonçant «l’assassinat» de Navalny. Des centaines de personnes ont été arrêtées depuis. Mais tout cela reste une goutte d’eau dans l’océan d’indifférence russe. «Comment allonsnous continuer à vivre sans Navalny?», se demandent la poignée d’opposants regroupés autour du média Meduza en exil. A un mois de la réélection de Vladimir Poutine, on ne peut s’empêcher de leur répondre par sa blague favorite: «Selon le plan établi.» Une blague de plus en plus morbide en Russie. ■