Les juges de Strasbourg estiment que la Suisse doit mieux prévenir le profilage racial
Dans deux affaires sensibles, portant sur le profilage racial et l’enfermement d’un détenu souffrant de troubles psychiques, la Cour européenne des droits de l’homme a retenu hier plusieurs violations des droits fondamentaux et a condamné la Suisse
Très mauvaise journée pour la Suisse, qui se retrouve doublement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH). Avec des problématiques brûlantes à la clé. Le premier arrêt concerne un profilage racial ayant motivé le contrôle de Mohamed Wa Baile en gare de Zurich. L’autre décision revient, une fois encore, sur l’enfermement sans traitement adéquat d’un délinquant souffrant de troubles psychiques.
Dans un arrêt de 30 pages, les juges de Strasbourg retiennent à l’unanimité le caractère discriminatoire du contrôle d’identité effectué en 2015 par la police municipale. Le requérant, ressortissant suisse qui travaillait à l’EPFZ, avait refusé d’obtempérer avant d’être amené à l’écart et fouillé. Il avait écopé d’une amende de 100 francs pour sa résistance et avait continué à se battre sur le plan pénal et administratif pour faire reconnaître le rôle joué par sa couleur de peau dans cette intervention policière. Un contrôle au faciès éludé par toutes les instances, soutenait-il devant la CourEDH.
«Protection effective»
Avec raison, disaient hier les juges de Strasbourg. Ceux-ci rappellaient tout d’abord que la discrimination consiste à traiter de manière différente, sans justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. «C’est une forme de discrimination particulièrement odieuse qui, compte tenu de la dangerosité de ses conséquences, exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. Celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme et renforcer ainsi la conception démocratique de la société, dans laquelle la diversité ne doit pas être perçue comme une menace, mais comme une richesse.»
Confrontées à un tel grief, les autorités ont l’obligation d’enquêter, ajoute l’arrêt, afin de créer une «protection effective» et non pas que théorique. Dans le cas présent, la nécessité de rechercher l’existence d’une motivation raciste était d’autant plus importante que le Tribunal administratif zurichois avait finalement reconnu que ce contrôle d’identité n’était justifié par aucune raison objective. Sur le plan pénal, la question n’a pas été approfondie de manière satisfaisante non plus, relève encore la décision.
Cadre juridique et réglementaire défaillant
Pour fonder son appréciation, la CourEDH revient notamment sur les observations finales du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale, relatives à la situation en Suisse. Selon ce rapport de 2021, la formation des agents de police était insuffisante à prévenir de manière effective tout racisme et tout profilage racial de leur part.
Dans un autre rapport, la Commission européenne a recommandé de former davantage les polices de Suisse à la question du profilage racial et à l’utilisation du «standard de soupçon raisonnable» tout en plaidant vivement pour la création d’un organe indépendant, chargé d’enquêter sur les allégations de discrimination raciale et de comportements abusifs à motivation raciste de la part de policiers.
«Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le défaut d’un cadre juridique et administratif suffisant est susceptible de donner lieu à des contrôles d’identité discriminatoires», souligne l’arrêt. Voilà de quoi donner le vertige aux autorités cantonales compétentes en la matière.
Enfin, «la Cour, bien consciente des difficultés qu’il y a pour les agents de police à décider, très rapidement et sans nécessairement disposer d’instructions internes claires, s’ils sont confrontés à une menace pour l’ordre ou la sécurité publics», conclut qu’il existe, dans le cas concret, une présomption de traitement discriminatoire à l’égard du requérant et constate que le gouvernement n’est pas parvenu à la réfuter. La Suisse peut encore saisir la Grande Chambre dans les trois mois pour essayer de renverser la vapeur.
L’Alliance contre le profilage racial, qui a soutenu Mohamed Wa Baile tout au long de son combat, a réagi à cette décision en organisant une conférence de presse à Berne: «Cet arrêt a des répercussions sur les parlements, les gouvernements, les administrations, la justice et la police en Suisse et dans tous les Etats membres de la Convention européenne des droits de l’homme.»
Détenu maltraité
Le second arrêt touche au domaine encore plus douloureux des détenus souffrant de troubles mentaux, soumis à une mesure institutionnelle en milieu fermé, et qui se retrouvent dans des prisons ordinaires, voire dans des quartiers de haute sécurité, sans traitement adapté. Une problématique bien connue, et souvent insoluble faute de places et d’établissements appropriés.
Dans cette affaire, la Cour juge que la détention du requérant du 27 juillet 2012 au 25 février 2016, au sein des établissements pénitentiaires de Thorberg, de Lenzbourg et de Bostadel dans des conditions d’isolement (parfois avec le recours à des sanctions disciplinaires et l’usage de menottes), et surtout en l’absence d’une prise en charge thérapeutique adéquate, a violé l’interdiction des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention.
Certes, la Cour observe que les autorités ne sont pas restées inactives face à cette situation. Mais cela n’a pas suffi et le détenu a dû attendre trois ans et sept mois pour être transféré dans un environnement lui permettant de recevoir des soins et d’entrevoir une éventuelle libération. Cette privation de liberté n’a pas été «régulière», faute d’avoir été effectuée dans un établissement approprié. Il y a donc également eu violation du droit à la liberté et violation du droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention (en raison d’une procédure interne trop complexe).
La Suisse devra verser 32 500 euros au requérant pour dommage moral et 8000 euros pour ses frais.
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