La pharma, point de tension des négociations avec l’Inde
Alors qu’en janvier Guy Parmelin annonçait qu’un accord de libre-échange entre New Delhi et l’AELE était à bout touchant, plusieurs ONG s’inquiètent de certaines dispositions qui pourraient entraver le développement de médicaments génériques
Depuis seize ans, les négociations d'un accord de libre-échange entre l'Inde et l'Association européenne de libre-échange (AELE) réunissant l'Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse, se déroulent dans le plus grand des secrets. Après plusieurs coups d'arrêt, Guy Parmelin a annoncé en janvier un soudain déblocage et a indiqué qu'un consensus sur les grandes lignes a été trouvé.
Mais la semaine dernière plusieurs ONG sonnaient l'alarme. Médecins sans frontières (MSF), Public Eye et le Delhi Network of Positive People (une association regroupant des malades indiens touchés par le VIH) s'inquiétaient cependant de l'inclusion de droits de propriété intellectuelle dépassant les normes internationales au sein de cet accord.
La cause de cette inquiétude: la diffusion en ligne d'un texte présenté comme un article en cours de discussion de cet accord. Celui-ci prévoit la mise en place d'une exclusivité des données. Une mesure qui, selon les trois ONG, retarderait la mise sur le marché de médicaments génériques dont l'Inde est aujourd'hui le premier producteur mondial. «95% des dépenses de MSF dans les traitements pour le VIH se font dans des médicaments génériques provenant d'Inde», a indiqué lors d'une conférence de presse Leena Menghaney, coordinatrice de la campagne d'accès de Médecins sans frontières (MSF) en Inde.
«C’est la Suisse qui donne le ton, et cela provoque des désaccords au sein même de l’AELE» PATRICK DURISCH, EXPERT POLITIQUE DE SANTÉ CHEZ PUBLIC EYE
Au cours de ces négociations, la question de la protection des brevets, un élément stratégique pour l'industrie pharmaceutique, a toujours été un point d'achoppement des discussions. L'exclusivité des données protège, elle, les résultats des tests pré-cliniques et des essais cliniques soumis aux autorités de régulation pour obtenir la mise sur le marché d'un traitement. Et cette protection peut courir au-delà de l'expiration d'un brevet. Elle interdit donc aux fabricants de génériques de s'appuyer dessus pour lancer une copie du médicament. Tant qu'elle n'est pas levée, l'exclusivité les oblige donc à refaire leurs propres tests pour prouver l'efficacité et l'innocuité de leur traitement.
«C'est une demande qui n'est pas exigée par les accords de l'Organisation mondiale du commerce [Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce ou ADPIC, ndlr]», souligne Patrick Durisch. «Sur cette question, c'est la Suisse qui donne le ton, et cela provoque des désaccords au sein même de l'AELE, ajoute-t-il. En 2009, le gouvernement norvégien de l'époque avait refusé de continuer à négocier sur les aspects de propriété intellectuelle liés à la santé.»
Une opposition indienne
Depuis cette prise de position, les trois ONG ont eu une réponse du Ministère indien du commerce qui a indiqué qu'il s'opposera à la mise en place d'un accord garantissant l'exclusivité des données. «Cette réponse n'exclut pas totalement une telle clause, reconnaît Patrick Durisch, expert politique de santé de Public Eye. Mais c'est la première fois que ce refus est exprimé publiquement.» Actuellement, les parties extérieures aux négociations en sont réduites aux conjectures car quasiment aucune information ne filtre. Une opacité également dénoncée par les ONG.
Contacté par Le Temps, le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) indique pour sa part: «Parmi les grandes lignes sur lesquelles un accord a été trouvé figurent par exemple la protection des brevets, controversée par le passé, ainsi qu'un chapitre inédit sur la promotion des investissements. Le texte à ce sujet doit encore être finalisé. Les négociations ne sont pas encore terminées. Les deux parties ont convenu de garder le silence sur les détails.»
«Un accord de libre-échange doit être équilibré et surtout être bénéfique pour les populations respectives. En ce qui concerne cet accord avec l'Inde, un tel développement affecterait négativement des millions de vies alors que, pour nos multinationales de la pharma, il ne s'agit que de croissance de leur chiffre d'affaires, réagit le conseiller national Nicolas Walder (Les Vert·e·s/GE), membre de la délégation auprès du comité parlementaire de l'AELE.»
Aussi courtisée par l’UE
«Pour l'industrie pharmaceutique suisse innovante, un assouplissement de la propriété intellectuelle serait problématique. Qui fera encore de la recherche s'il n'y a plus de brevets fiables? Le pôle de recherche suisse serait en danger. Si l'AELE ne valorise pas suffisamment les droits de propriété intellectuelle, il sera difficile de l'approuver», estime pour sa part Elisabeth Schneider-Schneiter (Le Centre/ BL).
L'Union européenne, également en négociation d'un accord bilatéral avec l'Inde, souhaitait mettre en place une mesure semblable. Une analyse d'impact menée en parallèle préconise de renoncer aux mesures allant au-delà de l'ADPIC, comme l'exclusivité des données, pour garantir l'approvisionnement en médicament. Reste à savoir si New Delhi maintiendra son opposition et si l'accord sera finalisé avant le mois d'avril, date de la tenue des élections législatives.
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