Accélérons l’intégration professionnelle de tous les réfugiés
Deux ans après le début de la guerre, malgré une forte volonté politique de les insérer, les titulaires du permis S font face à de nombreux obstacles sur le marché du travail suisse. Comme bien d’autres réfugiés
Depuis l’arrivée de réfugiés ukrainiens en Suisse (en majorité des femmes) il y a deux ans, le Conseil fédéral, les cantons, les syndicats et le patronat tirent théoriquement à la même corde pour faciliter l’accès des détentrices de permis S au marché du travail. Dans une démarche d’intégration, mais aussi pour répondre à l’actuelle pénurie de personnel.
Le permis S a été activé en 2022 au début de la guerre et prolongé jusqu’en mars 2025 pour une protection rapide sans trop de bureaucratie. Il permet de travailler dès l’arrivée en Suisse, moyennant, pour l’instant, une autorisation. Le discours politique a été favorable aux Ukrainiens à un point jamais vu pour d’autres réfugiés de guerre. Un état d’esprit solidaire qui contribue à ouvrir les portes des entreprises aux réfugiés. Et rappelle que d’autres nationalités sont bien davantage l’objet de préjugés pénalisants dans la recherche d’emploi.
Pour les Ukrainiens, le Conseil fédéral ambitionne d’ici à fin 2024 que 40% des titulaires du statut S aient trouvé du travail. Autant dire qu’il va falloir mettre les bouchées doubles, puisque le taux d’activité des détenteurs de ce permis s’élève actuellement à un peu plus de 22%. Un faible pourcentage qui témoigne des freins rencontrés par tous les réfugiés. Apprendre la langue et se créer un réseau en Suisse ne se fait certes pas en un jour. Il est cependant regrettable que la reconnaissance des diplômes et de l’expérience acquise hors de Suisse soit si
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longue et difficile, entraînant un gâchis de compétences.
Mais ce ne sont pas les seuls obstacles. La mention «provisoire» du permis fait peur aux employeurs. Un problème que rencontrent aussi les détenteurs du permis F (réfugié ou étranger admis à titre «provisoire»). Certaines personnes sont pourtant en Suisse depuis vingt-cinq ans avec ce type de permis, la situation dans leur pays n’étant pas près de s’améliorer.
Une partie de ces réfugiés pourraient quitter le pays un jour, certes. Une étude de 2023 montre que de nombreux Ukrainiens en Suisse ont l’espoir de rentrer chez eux. Mais ils ne s’attendent pas à le faire dans un avenir proche. Et aujourd’hui, la plupart des employés qui démissionnent passent à l’acte pour des raisons qui n’ont aucun rapport avec une révocation de permis de séjour.
Alors que bien des entreprises peinent à recruter, la crainte d’un «provisoire» tout relatif ne doit pas bloquer des engagements qui, souvent, profitent à tout le monde.
Iryna Kilko a deux masters. L’un en ingénierie, l’autre en droit. L’Ukrainienne, en Suisse depuis mai 2022, a une grande expérience comme avocate en Ukraine dans l’industrie de la construction. En parallèle, elle animait une émission de télévision de conseils immobiliers. Pourtant, elle ne parvient pas à trouver du travail en Suisse. «J’ai envoyé une centaine de CV, mais je n’ai reçu que quelques réponses négatives.»
L’avocate espère voir ses tentatives davantage aboutir dès mars 2024, quand elle sera diplômée du Certificate of Advanced Studies «Reconstruction Ukraine» de la Haute Ecole spécialisée de Berne destiné aux réfugiés en Suisse. Une formation pour laquelle elle a été sélectionnée et à laquelle elle se dit reconnaissante de participer, d’autant qu’elle fait le pont entre les pratiques suisses et ukrainiennes. «Je suis éternellement reconnaissante envers la Suisse du soutien que l’on ressent de toutes parts», insiste-t-elle.
Cette mère de deux enfants postule aujourd’hui pour tout emploi dans le secteur et est prête aussi à faire des stages, elle qui avait un poste à responsabilité en Ukraine. «J’aimerais acquérir de l’expérience ici et être utile à la société», souligne-t-elle.
Seulement 22% d’actifs
Pour beaucoup d’Ukrainiennes (elles constituent la grande majorité des statuts S en provenance d’Ukraine), l’insertion sur le marché du travail s’avère ardue, deux ans après le début de la guerre. Le Conseil fédéral ambitionne pourtant que, d’ici à fin 2024, 40% des titulaires du statut S aient trouvé un emploi. Les cantons y travaillent. L’objectif peut-il être atteint?
En matière d’insertion, ce fameux statut S joue évidemment un rôle. Une conférence de presse organisée mercredi par l’association Vivre ensemble, spécialisée dans l’information sur l’asile, faisait le point sur le permis S, activé pour les Ukrainiens en 2022 dans le but de créer une protection rapide et d’éviter trop de bureaucratie face à des arrivées importantes (environ 65 000 statuts S aujourd’hui). Il permet de travailler sans le délai de trois mois qui prévaut normalement pour les demandeurs d’asile. Un statut qui n’avait pas été accordé depuis sa création après la guerre en ex-Yougoslavie en 1999.
Ce permis est prolongé pour les Ukrainiens jusqu’à mars 2025. Que se passera-t-il ensuite? Cesla Amarelle, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Neuchâtel et intervenante lors du point presse, parle d’un besoin de clarification. «Soit il y aura des passerelles vers d’autres permis, F [réfugié ou étranger admis à titre «provisoire»], ou B humanitaire, ou vers un nouveau statut de protection compatible avec l’Union européenne, soit il sera prolongé au plus tard jusqu’en 2027. Si le statut S n’était pas levé après cinq ans, un permis B serait alors obtenu tant que le Conseil fédéral maintient le dispositif d’urgence.»
Un statut S peu clair
Sur le terrain, le statut S actuel ne représente pas vraiment un avantage par rapport à d’autres permis sur le marché du travail, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Amélie Cittadini, cheffe de service permis S à l’Hospice général à Genève et autre intervenante, mentionne notamment la demande d’autorisation, pour éviter le dumping salarial, que doivent faire les employeurs pour embaucher un détenteur de permis S, qui peut prendre plusieurs semaines. De quoi refroidir certains employeurs et agences de placement temporaires, mais cette obligation pourrait se transformer en un devoir d’annonce avec une motion acceptée par le Conseil national, qui devrait passer au plénum du Conseil des Etats au printemps.
A Genève, le taux d’activité des personnes au bénéfice d’un statut S en provenance d’Ukraine s’élève actuellement à 10%. Après les cours de français gratuits, l’accès aux offres d’emploi à travers l’ORP (sans indemnisations) ou encore des bilans de compétences, le canton travaille donc à de nouvelles mesures. En Suisse, le taux d’activité des Ukrainiennes est d’un peu plus de 22%, contre 14,5% à fin 2022.
La dimension temporelle du statut S peut représenter un frein pour les employeurs. Karyna Pavlova, membre de la Branche genevoise de la Société Ukrainienne en Suisse et dans le pays depuis dix ans, souligne: «Certains se disent que s’il est révoqué, les Ukrainiens devront rentrer chez eux. Ils ne veulent donc pas «investir» pour un employé qui pourrait repartir.»
Pourtant, des cabinets de recrutement comme Randstad ou Adecco ou des plateformes comme JobCloud ont aussi affiché leur soutien dans la recherche d’emploi des Ukrainiens. Des initiatives comme celle lancée par GastroVaud, soit une formation cet automne de 19 réfugiés détenteurs d’un permis S pour devenir aide de cuisine ou agent d’entretien dans l’hôtellerie-restauration, ont aussi renforcé leur employabilité. Cinq personnes ont depuis trouvé un emploi.
Mais les Ukrainiennes font globalement face aux mêmes types d’obstacles que d’autres étrangers: non-reconnaissance du diplôme et de l’expérience hors de Suisse, manque de réseau et problèmes de langue. «Les réfugiés ukrainiens, comme les réfugiés syriens par exemple, ont aussi des difficultés à se procurer leurs diplômes restés dans des institutions souvent détruites», développe France Laurent, conseillère en insertion professionnelle pour l’association Découvrir, qui travaille à l’intégration de femmes et personnes migrantes qualifiées en Suisse romande.
La conseillère en insertion professionnelle n’observe pas d’importantes différences entre les réfugiés au permis S et d’autres admissions «à titre provisoire» comme le permis F. «Tous ont le sentiment d’être catégorisés dans un statut temporaire qui n’ouvre pas la porte à un emploi durable. Et les entreprises croient souvent ne pas pouvoir embaucher ces profils, alors que c’est tout à fait possible.»
«Déqualification»
«Les employeurs ne veulent donc pas «investir» pour un employé qui pourrait repartir»
KARYNA PAVLOVA, MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ UKRAINIENNE EN SUISSE
Au-delà de l’insertion sur le marché du travail, ce que les chiffres ne disent pas, c’est si les postes trouvés correspondent au domaine et au niveau de qualification. Une étude de la Haute Ecole spécialisée de Berne publiée en 2023 indique que 70% des personnes avec un statut S détiennent un diplôme du niveau tertiaire.
Parmi elles, Halyna Paniotova, arrivée en Suisse en mars 2022. Depuis l’été 2022 déjà, elle travaille à la Clinique de Genolier (VD) comme aide-soignante, un poste trouvé à l’aide d’une bénévole et de sa famille d’accueil. Celle qui était médecin généraliste en Ukraine se dit très heureuse de cette opportunité «dans l’ambiance chaleureuse» qui est celle de la clinique. «Je suis en train de faire mes équivalences pour les diplômes et mes examens de français. Mon but est à terme d’être médecin ici, mais je ne suis pas pressée. J’y vais pas à pas.»
Ce processus de «déqualification» avant de «remonter» est assez fréquent à l’arrivée dans un pays, commente France Laurent, qui mentionne aussi le cas d’une autre médecin ukrainienne désormais veilleuse de nuit. «La reconnaissance de diplôme dans la santé, le droit, le social ou encore l’enseignement est longue et compliquée parce que ce sont des secteurs réglementés. Une surqualification momentanée n’est pas un problème et peut leur permettre de rebondir, mais notre mission est de lutter contre la déqualification.»
Dans certains cas, plus rares, l’accès à l’emploi se fait naturellement. Ainsi Tetiana, arrivée en mars 2022, travaille comme logopédiste – métier qu’elle exerçait déjà en Ukraine – pour aider les enfants ukrainiens ayant des problèmes de langage. «C’est le travail qui m’a trouvée. Je suis reconnaissante d’avoir l’occasion d’être utile en cette période.»
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