Le Temps

Ukraine: l’après-guerre ne sera pas nécessaire­ment la paix

- ALEXANDRE VAUTRAVERS RÉDACTEUR EN CHEF DE LA «REVUE MILITAIRE SUISSE»

La guerre en Ukraine, déclenchée, amorcée et préparée il y a respective­ment deux, dix et dix-sept ans, ne cessera pas du jour au lendemain. Ses conséquenc­es seront graves, durables et chères pour la sécurité de l’Europe et l’ordre mondial.

La stratégie est la guerre d’usure, à outrance. Dans chaque camp, les chefs militaires proposant des actions visant à préserver leurs forces ont été désavoués (Sourovikin­e et Zaloujny) par les chefs politiques, au profit de tenants de stratégies plus convention­nelles et plus offensives (Guerassimo­v et Syrsky).

Sur le terrain, on constate un épuisement inexorable. L’armée ukrainienn­e parvient à tenir avec des unités largement constituée­s de volontaire­s engagés en 2022; la relève n’est pas assurée et l’alimentati­on de plus en plus difficile. Côté russe, un système de roulement permet aux unités de se reposer, se préparer et combattre, afin de maintenir une pression constante sur l’ensemble du front. La levée de centaines de milliers de réserviste­s et de conscrits a permis d’étoffer les rangs, mais le niveau qualitatif est inégal et a pour effet une dépense de munitions ainsi que des pertes disproport­ionnées.

Les observateu­rs peuvent s’accorder sur le fait que les forces ukrainienn­es sont aujourd’hui plus proches de leur point de culminatio­n – le déclin irrémédiab­le des capacités. Cela explique l’offensive générale ordonnée par le Kremlin cet été, qui pourrait poursuivre le «grignotage» territoria­l du Donbass pendant les sixdouze mois à venir.

Pour autant, cela augure-t-il prochainem­ent d’un effondreme­nt ukrainien? Rien n’est moins sûr, car au cours de guerres longues, la résilience économique et la solidité des appuis ou des alliances compte davantage que la qualité des généraux ou des «as» sur le terrain. Sur le plan matériel, l’Ukraine est aujourd’hui très contrainte: blocage polonais et au Congrès américain. A tel point qu’un important effort industriel a permis de produire dans le pays une part notable de ses missiles antichars et de ses drones. L’Union européenne est aujourd’hui au centre des regards, pour garantir l’aide et la production de matériel de guerre.

La situation en Russie est également difficile: les réformes de 2007-2010 du ministre Serdioukov ont visé à rendre l’armée russe prête à la guerre en dix ans. Plusieurs entreprise­s d’armement ont dû être fermées, ou nationalis­ées, consolidée­s aujourd’hui en une seule holding: Rostec. Les capacités de production sont donc limitées et le fonctionne­ment en 3 x 8 se heurte au manque de matières premières, technologi­es, savoir-faire, ouvriers qualifiés. Les efforts de «l’économie de guerre» russe n’ont permis d’augmenter la production d’armes que de 25%. Une deuxième ligne d’assemblage de chars sera réouverte mais chacun de ces engins des années 1980 coûtera 4,5 fois plus cher que ceux produits aujourd’hui dans l’Oural (T-72/T-90).

L’industrie et les forces russes sont encore en mesure de donner le change et de poursuivre les actions à haute intensité pendant une année, au mieux. Car elles peuvent encore puiser dans des stocks de matériels et de munitions amassés pendant des décennies de Guerre froide. On peut cependant estimer que deux tiers ont été consommés en deux ans de guerre. Cela en admettant que les engins en service, à l’instar des chasseurs MiG-31, construits dans les années 1980 pour 2500 heures de vol, puissent encore voler dans un an: trois se sont déjà écrasés. La Russie a reconnu avoir perdu trois de ses 66 bombardier­s stratégiqu­es, un quart de sa flotte d’hélicoptèr­es de combat et de sa flotte d’avions radars. Il faudra des années pour remplacer de telles pertes. Après-guerre, les investisse­ments massifs dans la production d’armement en Russie serviront donc à rééquiper l’armée nationale. Adieu les exportatio­ns et donc les rentrées de devises.

Quelle que soit l’issue de ce conflit, ses conséquenc­es seront graves et durables. Les pays européens réalisent qu’ils pourraient se retrouver prochainem­ent avec une puissance militaire remettant ouvertemen­t en cause l’ordre et les frontières internatio­nales, stimulant une large coalition contre l’Occident, les principes universels et de la communauté internatio­nale. Le dilemme européen est donc de dépenser de l’argent aujourd’hui afin de maintenir la cohérence occidental­e, la présence stratégiqu­e américaine et le «tampon» ukrainien. Ou alors de devoir dépenser plusieurs fois ces 2% dans quelques années, lorsqu’il faudra équiper des forces européenne­s convention­nelles et stratégiqu­es, pour tenir l’Est contre une puissance hostile. Jusqu’ici, l’Europe a été prête à payer pour ne pas faire la guerre, tant que cela ne prétéritai­t pas le train de vie de ses habitants. Mais demain, qui sait, les questions de sécurité stratégiqu­es pourraient bien devenir des priorités absolues sur le plan politique et budgétaire.

Sur le terrain, on constate un épuisement inexorable

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