Ukraine: l’après-guerre ne sera pas nécessairement la paix
La guerre en Ukraine, déclenchée, amorcée et préparée il y a respectivement deux, dix et dix-sept ans, ne cessera pas du jour au lendemain. Ses conséquences seront graves, durables et chères pour la sécurité de l’Europe et l’ordre mondial.
La stratégie est la guerre d’usure, à outrance. Dans chaque camp, les chefs militaires proposant des actions visant à préserver leurs forces ont été désavoués (Sourovikine et Zaloujny) par les chefs politiques, au profit de tenants de stratégies plus conventionnelles et plus offensives (Guerassimov et Syrsky).
Sur le terrain, on constate un épuisement inexorable. L’armée ukrainienne parvient à tenir avec des unités largement constituées de volontaires engagés en 2022; la relève n’est pas assurée et l’alimentation de plus en plus difficile. Côté russe, un système de roulement permet aux unités de se reposer, se préparer et combattre, afin de maintenir une pression constante sur l’ensemble du front. La levée de centaines de milliers de réservistes et de conscrits a permis d’étoffer les rangs, mais le niveau qualitatif est inégal et a pour effet une dépense de munitions ainsi que des pertes disproportionnées.
Les observateurs peuvent s’accorder sur le fait que les forces ukrainiennes sont aujourd’hui plus proches de leur point de culmination – le déclin irrémédiable des capacités. Cela explique l’offensive générale ordonnée par le Kremlin cet été, qui pourrait poursuivre le «grignotage» territorial du Donbass pendant les sixdouze mois à venir.
Pour autant, cela augure-t-il prochainement d’un effondrement ukrainien? Rien n’est moins sûr, car au cours de guerres longues, la résilience économique et la solidité des appuis ou des alliances compte davantage que la qualité des généraux ou des «as» sur le terrain. Sur le plan matériel, l’Ukraine est aujourd’hui très contrainte: blocage polonais et au Congrès américain. A tel point qu’un important effort industriel a permis de produire dans le pays une part notable de ses missiles antichars et de ses drones. L’Union européenne est aujourd’hui au centre des regards, pour garantir l’aide et la production de matériel de guerre.
La situation en Russie est également difficile: les réformes de 2007-2010 du ministre Serdioukov ont visé à rendre l’armée russe prête à la guerre en dix ans. Plusieurs entreprises d’armement ont dû être fermées, ou nationalisées, consolidées aujourd’hui en une seule holding: Rostec. Les capacités de production sont donc limitées et le fonctionnement en 3 x 8 se heurte au manque de matières premières, technologies, savoir-faire, ouvriers qualifiés. Les efforts de «l’économie de guerre» russe n’ont permis d’augmenter la production d’armes que de 25%. Une deuxième ligne d’assemblage de chars sera réouverte mais chacun de ces engins des années 1980 coûtera 4,5 fois plus cher que ceux produits aujourd’hui dans l’Oural (T-72/T-90).
L’industrie et les forces russes sont encore en mesure de donner le change et de poursuivre les actions à haute intensité pendant une année, au mieux. Car elles peuvent encore puiser dans des stocks de matériels et de munitions amassés pendant des décennies de Guerre froide. On peut cependant estimer que deux tiers ont été consommés en deux ans de guerre. Cela en admettant que les engins en service, à l’instar des chasseurs MiG-31, construits dans les années 1980 pour 2500 heures de vol, puissent encore voler dans un an: trois se sont déjà écrasés. La Russie a reconnu avoir perdu trois de ses 66 bombardiers stratégiques, un quart de sa flotte d’hélicoptères de combat et de sa flotte d’avions radars. Il faudra des années pour remplacer de telles pertes. Après-guerre, les investissements massifs dans la production d’armement en Russie serviront donc à rééquiper l’armée nationale. Adieu les exportations et donc les rentrées de devises.
Quelle que soit l’issue de ce conflit, ses conséquences seront graves et durables. Les pays européens réalisent qu’ils pourraient se retrouver prochainement avec une puissance militaire remettant ouvertement en cause l’ordre et les frontières internationales, stimulant une large coalition contre l’Occident, les principes universels et de la communauté internationale. Le dilemme européen est donc de dépenser de l’argent aujourd’hui afin de maintenir la cohérence occidentale, la présence stratégique américaine et le «tampon» ukrainien. Ou alors de devoir dépenser plusieurs fois ces 2% dans quelques années, lorsqu’il faudra équiper des forces européennes conventionnelles et stratégiques, pour tenir l’Est contre une puissance hostile. Jusqu’ici, l’Europe a été prête à payer pour ne pas faire la guerre, tant que cela ne prétéritait pas le train de vie de ses habitants. Mais demain, qui sait, les questions de sécurité stratégiques pourraient bien devenir des priorités absolues sur le plan politique et budgétaire.
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Sur le terrain, on constate un épuisement inexorable