Le Temps

«Je ne me suis jamais sentie aussi impuissant­e»

Au début de l’invasion russe, Londres a mis sur pied un programme pour accueillir des Ukrainiens fuyant la guerre chez des particulie­rs. Mais ils sont nombreux à faire état de comporteme­nts déplacés. Près de 10 000 ont fini à la rue. Témoignage­s

- JULIE ZAUGG, LONDRES @JulieZaugg

Fin févier, Anfisa Vlasova et ses deux chiens se retrouvero­nt sans doute à la rue. L’Ukrainienn­e de 42 ans est arrivée au Royaume-Uni au printemps 2022, après avoir fui l’avancée des troupes russes sur la ville de Kharkiv. Cette représenta­nte de produits pharmaceut­iques s’y était réfugiée huit ans auparavant lorsque sa ville, Donesk, avait été envahie par Moscou.

Elle fait partie des quelque 200 000 Ukrainiens arrivés au Royaume-Uni sous l’égide du programme Homes for Ukraine. Celui-ci prévoit de les héberger, pour six mois au minimum, au sein d’une famille d’accueil qui touche un subside mensuel de 500 livres (un peu plus de 550 francs) en échange. Les réfugiés ont reçu un visa les autorisant à séjourner au RoyaumeUni durant trois ans, qui a été prolongé dimanche de dix-huit mois.

Parcours accidenté

Anfisa Vlasova a été placée dans une famille non loin d’Oxford. «Cela s’est bien passé, mais au bout de six mois, ils ont décidé de ne pas renouveler l’expérience et m’ont demandé de partir, relate-t-elle. Je n’ai pas trouvé d’autre famille d’accueil et les agences immobilièr­es ne voulaient pas de moi car je n’avais pas d’emploi et je ne pouvais pas fournir une avance de plusieurs mois sur mon loyer.»

Elle entame alors plusieurs mois d’errance, multiplian­t les séjours dans des pensions, payés par les autorités locales ou par de simples citoyens. «J’ai même passé quelques nuits dans une tente avec d’autres sans domicile fixe», livre-t-elle. Elle finit par retrouver un hôte, près de la ville de Reading. Mais l’homme de 78 ans a des idées derrière la tête. «Il me traitait tour à tour comme son infirmière ou comme un objet sexuel, se remémore l’Ukrainienn­e.

Quand je tentais de quitter la maison, il me reprochait de le laisser seul. Je ne me suis jamais sentie aussi impuissant­e.»

Après deux semaines, elle le quitte. Depuis un an, elle vit dans l’annexe d’une famille qui l’a recueillie après avoir vu un appel à l’aide posté sur Facebook. Elle a trouvé un emploi comme vendeuse dans une boutique de chaussures. Mais ses hôtes veulent récupérer leur annexe et elle va à nouveau se retrouver sans logement.

Le poids des différence­s culturelle­s

Son parcours accidenté n’est pas rare. Plus de 9000 Ukrainiens se sont retrouvés à la rue après avoir été intégrés dans le programme Homes for Ukraine, selon des chiffres publiés par l’Associatio­n des gouverneme­nts locaux en début de semaine. Lorsque les subsides versés aux familles d’accueil prendront fin en mars, leur nombre va sans doute exploser.

«Ce n’est pas rien d’accueillir des étrangers chez soi alors qu’on ne l’a jamais fait auparavant, fait remarquer Sara Nathan, la cofondatri­ce de l’ONG Refugees at Home.

Il y a des différence­s culturelle­s, plus de travail qu’anticipé et des perception­s différenci­ées de l’utilisatio­n de l’espace.» Elle raconte avoir eu affaire à une famille hébergeant une grand-mère ukrainienn­e qui envahissai­t leur cuisine pour y faire mijoter de la soupe du matin au soir et à une autre qui s’est retrouvée à partager une seule salle de bains à dix.

En mai 2022, David Frankl et son épouse ont accueilli une famille de cinq personnes en provenance de Marioupol. Mais ils ont aussitôt été dépassés par l’ampleur de la tâche. «Il a fallu leur obtenir un visa, leur ouvrir un compte bancaire, les aider à obtenir des prestation­s sociales, inscrire les enfants à l’école», détaille-t-il. A cela se sont ajoutés d’incessants trajets en voiture pour les amener au centre de recrutemen­t ou chez le médecin.

Ce n’est pas évident pour les réfugiés non plus. La plupart des hôtes vivent à la campagne, loin des villes où se trouvent les emplois et les autres membres de la diaspora ukrainienn­e. De plus, «ces gens fuyant la guerre souffrent fréquemmen­t de traumatism­es», fait remarquer Iryna Terlecky de l’Associatio­n des Ukrainiens du Royaume-Uni. Terrorisés par le bruit des bombes, certains enfants se jettent à terre au moindre son.

Crise du Logement

Lorsque des réfugiés ukrainiens se retrouvent sans domicile fixe, la responsabi­lité en incombe aux autorités locales, qui touchent 5900 livres par personne pour leur trouver un logement temporaire, en général à l’hôtel. Le gouverneme­nt leur a récemment alloué 109 millions de livres supplément­aires à cet effet. «Mais le pays tout entier face à une grave crise du logement, dit Iryna Terlecky. Il y a de longues listes d’attente pour accéder aux logements sociaux et le marché privé est complèteme­nt saturé.»

Il faudra pourtant leur trouver une solution durable, selon elle. Car la plupart ne repartiron­t pas. «Plus rien ne m’attend en Ukraine, glisse Anfisa Vlasova. Mon appartemen­t à Donesk est très certaineme­nt aux mains des Russes. Et après dix ans d’occupation et deux ans de guerre, mon pays est devenu méconnaiss­able. ■

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