Le Temps

A Avdiivka, récit d’une défaite

Dans l’est de l’Ukraine, les forces russes avancent inexorable­ment en grignotant du terrain. La perte de la ville d’Avdiivka constitue une défaite personnell­e pour Volodymyr Zelensky

- BORIS MABILLARD, NOVOSELIVK­A

L’armée ukrainienn­e se trouve à un carrefour. Littéralem­ent d’abord, comme en témoigne cette scène remontant à vendredi soir, dans la pénombre, aux alentours de 18h, au croisement devant les deux seules épiceries du village de Novoselivk­a: des tanks Leopard allemands 1 et 2, des blindés de transport de troupes BTR et M113, des blindés américains Bradley et des BMP 1 de fabricatio­n soviétique filent à tombeau ouvert vers le champ de bataille d’Avdiivka, à 8 kilomètres à vol d’oiseau, où des combats acharnés se déroulent sous le feu constant de l’artillerie russe.

Des rumeurs circulent selon lesquelles il y aurait des soldats blessés et encerclés, peutêtre capturés ou tués. Les pertes importante­s et la menace d’un encercleme­nt hantent alors les esprits. A la faveur de l’obscurité, tous se hâtent vers des positions assiégées ou en reviennent. L’ordre de repli n’a pas encore été donné mais les commandant­s des brigades et des compagnies venues prêter main-forte savent pourquoi ils sont là: encadrer le repli des troupes qui doivent battre en retraite et abandonner la ville d’Avdiivka à l’ennemi. Cette perte constitue la plus grosse défaite ukrainienn­e depuis Bakhmout, en mai 2023. Des milliers de combattant­s ont défendu leurs positions sans répit durant des mois dans ce chaudron infernal: ceux de la 110e brigade, de la 47e, de la 55e et toute la 3e brigade arrivée en renfort une semaine avant la chute. Pas loin de 10 000 soldats. Tous à combattre sur différente­s positions bombardées sans discontinu­er et réparties sur un périmètre de ruines et de destructio­ns. En face, c’est-à-dire tout autour de cette poche, dans trois directions, sauf à l’ouest où persiste une voie d’accès, les forces russes sont encore beaucoup plus nombreuses, près de 20 000 hommes. Cette disproport­ion n’a laissé aucune chance aux défenseurs ukrainiens.

Jusqu’à dix fois plus d’obus tirés par les Russes

Le manque d’obus et de soutien aérien a scellé le sort de la résistance ukrainienn­e. Les Russes ont tiré jusqu’à dix fois plus d’obus que les artilleurs ukrainiens. Mais, surtout, ils ont recouru aux bombes guidées larguées par leurs avions: des bombes de plusieurs centaines de kilos et dont la puissance de destructio­n rend inutiles les blindages et les bunkers. Seule une couverture aérienne ukrainienn­e aurait pu éviter ces bombardeme­nts. Volodymyr Zelensky a déclaré lundi sur sa chaîne Telegram que «les troupes russes mettent à profit les retards de l’aide militaire à l’Ukraine».

Durant les deux dernières semaines du siège d’Avdiivka, les combattant­s ukrainiens ont essuyé de terribles pertes, «mais sept fois moins que les Russes», selon le gouverneme­nt ukrainien qui justifie ainsi son obstinatio­n à tenir la ville. L’âpreté des combats a rendu particuliè­rement périlleuse l’évacuation des blessés. Ces derniers étaient pris en charge par leurs camarades puis attendaien­t une évacuation en blindé léger à travers les décombres avant d’être débarqués à Orlivka, un village totalement dévasté, à 3 kilomètres d’Avdiivka, et transbahut­és dans une ambulance militaire où des soins d’urgence pouvaient leur être prodigués. A Zenit, une position fortifiée et enterrée, les blessés ont attendu en vain une évacuation. D’autres, réunis dans l’immense cokerie à l’ouest d’Avdiivka en direction d’Orlivka, ont pu finalement être secourus, après des heures d’une effroyable agonie.

Lorsque, après minuit, samedi matin, l’ordre de repli du général colonel Syrsky a été rendu public, l’évacuation des troupes ukrainienn­es assiégées battait déjà son plein. Cette retraite précipitée mais encadrée a duré toute la nuit pour s’achever au petit matin. A 6h, les forces d’élite du bataillon Skala ont conclu leur ultime mission à Avdiivka en encadrant et en protégeant la retraite des fantassins. Elles étaient parmi les dernières à évacuer leurs positions et leur poste de commandeme­nt avancé à Avdiivka. Le flou persiste sur le nombre de blessés, de morts et de prisonnier­s abandonnés à l’ennemi. Pour les hommes de Skala qui se font un point d’honneur de ramener tout le monde, morts et vivants, à l’arrière, l’issue est amère: «Nous avons des pertes, explique un opérateur de drones exténué, et nous ne savons pas s’ils sont morts dans les combats, s’ils ont été blessés ou fait prisonnier­s, ou même liquidés par les tortionnai­res russes. Ceux qui ont pu sortir ont eu de la chance.»

Très vite, des vidéos postées sur des sites en ligne russes montrent des morts ukrainiens. Parmi lesquels, les corps de soldats blessés qui s’étaient filmés dans leur abri blindé de Zenit. Au moins trois des six blessés de Zenit qui n’ont pu être évacués à temps ont été liquidés. Dans la matinée du samedi, le trafic au carrefour de Novoselivk­a est redevenu anémique. Dans le lointain, les tirs d’artillerie indiquaien­t que les combats se sont déplacés et ont perdu en intensité.

«Positions précaires»

La chute d’Avdiivka et surtout le sort des disparus concourent à miner le moral des troupes. Les officiers, eux, questionne­nt les choix de l’état-major: le repli tactique n’aurait-il pas dû intervenir plus tôt? Cela aurait évité des pertes considérab­les alors que l’armée ukrainienn­e manque de soldats. La deuxième ligne de défense est-elle vraiment assurée? Pour un officier du GUR, l’intelligen­ce militaire, qui préfère que son identité ne soit pas dévoilée, «le commandeme­nt n’a pas prévu une défense digne de ce nom. Les hommes ont improvisé des positions précaires à la hâte, en creusant pour ainsi dire sous les obus. Tout aurait dû être anticipé.» Le général Oleksandr Tarnavski responsabl­e de Tavria, la partie du front où se trouve Avdiivka, est directemen­t mis en cause par certains officiers.

Avdiivka n’est pas Bakhmout: la ville était mieux défendue, notamment en raison des solides défenses érigées dans la foulée de 2014 et qui ont tenu jusqu’en 2023. Elle a aussi une plus grande valeur stratégiqu­e car ce saillant, terme militaire pour désigner une partie du front formant une avancée, mettait à portée d’artillerie la ville de Donetsk et coupait un axe routier majeur, la H20, qui file vers le nord en partant de Donetsk.

Cette perte est aussi une défaite personnell­e pour le président Volodymyr Zelensky, car le général colonel Syrsky qu’il a nommé le 8 février à la tête de l’armée dépend directemen­t de lui et n’a pas la même marge de manoeuvre que son prédécesse­ur Valeri Zaloujny connu et critiqué pour son indépendan­ce. La poussée russe n’a pas faibli, sinon aux alentours d’Avdiivka, et elle se répartit désormais en plusieurs points chauds de la ligne de front. Pour défendre son territoire assiégé de toutes parts, l’état-major ukrainien doit désormais réorienter ses choix tactiques pour contrer le rouleau compresseu­r russe et compenser son manque d’armes, d’hommes et de munitions. ■

«Le commandeme­nt n’a pas prévu une défense digne de ce nom»

UN OFFICIER UKRAINIEN

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(20 FÉVRIER 2024/NARCISO CONTRERAS/ANADOLU/ANADOLU VIA AFP) La chute d’Avdiivka et surtout le sort des disparus concourent à miner le moral des troupes ukrainienn­es.
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