Kudelski, la vente ou la vie
Le groupe Kudelski, dans le rouge, veut céder sa division «Accès public», qui représente 43% de son chiffre d’affaires. L’action du groupe basé à Cheseaux-sur-Lausanne et à Phoenix a chuté de 13% hier à 1,36 franc. Entretien avec son patron, André Kudelsk
Si vous êtes sur les pistes de ski, il est fort possible que la technologie de Skidata vous octroie le sésame numérique grâce auquel vous prendrez un remonte-pente. Née dans le canton de Vaud, cette solution a fait les beaux jours de Kudelski et occupe plus du tiers des effectifs du groupe technologique basé à Cheseaux-sur-Lausanne. Selon les résultats annuels publiés jeudi, la division «Accès public» qui y est dédiée a vu son chiffre d’affaires augmenter de 16,5% l’an dernier. Elle contribue à 43% des revenus de la société.
Et pourtant, de Skidata, Kudelski ne veut plus. L’entité est désormais à vendre pour permettre à son propriétaire qui enchaîne les pertes de se concentrer sur son nouveau «coeur de métier», la cybersécurité. Histoire aussi – ou surtout – de renflouer les finances du groupe qui doit rembourser cette année un emprunt obligataire de quelque 145 millions de francs. Nul besoin d’être comptable pour comprendre à quel point la renégociation de cette dette est délicate.
En déclarant vouloir se recentrer, l’inventeur de l’enregistreur Nagra a au moins le mérite d’avoir le vent dans le dos. Après des décennies de diversification économique à tout va, la tendance est résolument à la spécialisation. C’est bien connu: qui trop embrasse, mal étreint. Dans un contexte économique et géopolitique très exigeant, de nombreuses entreprises ont devancé Kudelski sur cette voie.
Dans un tout autre registre, Migros, qui a perdu du terrain face aux hard discounters allemands, vient par exemple d’entreprendre le même mouvement. Pour se concentrer sur ses activités de base, le groupe orange cherche des repreneurs pour Hotelplan, Melectronics ou encore SportX.
Si les observateurs ont applaudi cette stratégie, les investisseurs semblent, eux, voir dans celle de Kudelski un acte désespéré plutôt qu’un recentrage salvateur. A la bourse suisse, le titre a chuté lourdement, terminant la séance à -13%.
Le groupe vaudois a pourtant su flairer tôt le potentiel de la cybersécurité. La multiplication des piratages lui donne raison et ses revenus progressent dans ce secteur. Des arguments qui plaident en faveur du difficile choix opéré mais qu’il faut nuancer tant les places sont chères dans ce juteux marché.
André Kudelski est-il un entrepreneur audacieux incompris? Il faudra attendre quelques années pour en juger. On peut en revanche d’ores et déjà affirmer qu’il joue désormais son va-tout.
Le groupe vaudois a su flairer tôt le potentiel de la cybersécurité
XC’est un rituel bien établi depuis au moins cinq ans: un coup de fil à l’aube, fin février, de la part d’André Kudelski, pour parler des résultats du groupe. Avec, au menu, des interrogations sur des pertes qui ne cessent de se creuser, sur l’optimisme éternel du directeur et sur la stratégie peu lisible du groupe. Mais ce 22 février 2024, un événement bouleverse cette habitude: l’annonce, par le groupe technologique, de la mise en vente de quasiment la moitié de ses activités, afin de financer sa dette. Kudelski veut en effet se séparer de sa division «Accès public» (Skidata), qui lui a permis de générer 329 millions de dollars en 2023, soit 43% de son chiffre d’affaires total.
Est-ce le début du démantèlement du groupe? Non, avec la cession prévue de Skidata, il s’agit d’une décision stratégique pour assurer le futur du groupe et il n’y a pas de projet de se séparer d’autres activités. C’est une décision très importante, qui n’a pas été facile à prendre. Nous voulons nous concentrer sur les métiers de la sécurité – cybersécurité et internet des objets – et des médias, comme la télévision numérique. Cela va modifier fondamentalement la structure de notre bilan et nous permettre d’accélérer les synergies technologiques entre les activités précitées. Des synergies qui restent plus limitées avec la division «Accès public».
Le groupe est dans les chiffres rouges et vous vous séparez d’une division rentable et en croissance de 16,5%. Pourquoi? La question n’est pas juste de savoir si une activité est rentable aujourd’hui, mais quelle est la cohérence du groupe à l’avenir. Avec le développement de la cybersécurité et de l’internet des objets, les synergies effectives entre les activités télévision numérique, cybersécurité et internet des objets sont supérieures à celles que l’on pourra avoir avec l’accès public. L’amélioration attendue de la profitabilité des activités cybersécurité et internet des objets devrait nous permettre de revenir dans les chiffres noirs.
Vous avez perdu de l’argent lors de cinq des six derniers exercices. A quand ces chiffres noirs? Il est trop tôt pour vous donner une date précise, mais atteindre les chiffres noirs est une priorité importante. Nous avons pris des mesures en 2023 et aussi en 2024 en réduisant notre structure de coûts, principalement pour l’activité télévision numérique, avec des effets positifs qui n’ont pas été visibles dans les résultats publiés.
Vous avez récemment supprimé plusieurs dizaines de postes à Cheseaux-sur-Lausanne. D’autres licenciements sont-ils prévus? Nous avons effectivement procédé à des suppressions d’emplois au début de cette année, principalement dans l’activité télévision numérique. Ces derniers mois, nous avons déjà décidé de ne pas remplacer certains départs et de réaliser des transferts d’employés d’une division à l’autre, en particulier vers les activités touchant à la sécurité. De manière globale, nous avons réduit le nombre d’équivalents plein-temps de 81 unités en 2023, pour atteindre les 3152 employés. Pour le futur, nous allons continuer à privilégier les transferts internes dans la mesure du possible, d’autant plus que les activités cybersécurité et internet des objets vont continuer à étoffer leurs équipes pour soutenir leur croissance.
Pourquoi ne cédez-vous pas votre division «Télévision numérique», dont le chiffre d’affaires décline régulièrement? Le marché de la télévision numérique est en profonde mutation, avec ses défis, mais nous restons – a priori – le meilleur acteur dans la consolidation de ce marché, qui offre encore d’intéressantes opportunités, notamment pour la télévision par internet et reste structurellement rentable. A ce titre, nous avons signé un accord avec l’Union européenne de radiotélévision pour la diffusion de contenus liés au sport.
Avec les pertes cumulées ces dernières années, le groupe est-il en danger? Nous faisons tout pour l’éviter. Si notre endettement était encore important fin 2020, il sera en principe fortement réduit d’ici à fin 2024 grâce à plusieurs mesures prises. Il est clair qu’être dans les chiffres rouges n’est pas bon, nous prenons des mesures pour être profitables sur la durée plutôt qu’uniquement sur le court terme. Mais cela demande d’investir et cela prend du temps.
«Je vois aussi des opportunités là où les autres ne voient que des problèmes»
Votre action a perdu 34% en un an, 74% en cinq ans… Mais vous ne ressentez pas la pression de vos actionnaires, votre famille détenant environ 60% des droits de vote? C’est clair que je ressens de la pression, en commençant par celle que je me mets personnellement, mais les remèdes miracles n’existent pas. Il est parfois plus facile de se désengager pour laisser aux autres le soin de régler les problèmes, mais ce n’est pas ma façon de voir les choses et c’est pour cela que je me bats.
Vous êtes un éternel optimiste… C‘est vrai que je ne suis pas pessimiste de nature et que je vois aussi des opportunités là où les autres ne voient que des problèmes. Pour entreprendre, vous devez avoir une fibre optimiste, tout en gardant les pieds sur terre. Avec la décision relative au désinvestissement de Skidata, c’est peut-être le brin de réalisme dont on avait besoin…
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