Le Temps

«Je suis plus utile en Allemagne qu’en Ukraine»

Kiev appelle ses citoyens installés à l’étranger à rentrer au pays. Malaise outre-Rhin, où 190 000 Ukrainiens sont en âge d’être incorporés dans l’armée

- DELPHINE NERBOLLIER, BERLIN X @delphnerbo­llier

Alex ne donnera pas son vrai prénom. «Trop sensible», estime cet étudiant ukrainien. Installé à Berlin, il a quitté son pays l’an dernier légalement, après six mois de procédure administra­tive complexe, afin, entre autres, d’échapper à la conscripti­on. Ce jeune homme aux cheveux mi-longs fait partie des 190 000 hommes ukrainiens entre 18 et 60 ans installés en Allemagne, que les autorités de Kiev aimeraient voir rentrer au pays. Depuis plusieurs semaines, le président Volodymyr Zelensky appelle en effet ses ressortiss­ants en âge de se battre – ils seraient 650 000 disséminés dans plusieurs pays de l’Union européenne, principale­ment en Pologne et en Allemagne, à rentrer pour participer aux combats ou «payer leurs impôts» afin de contribuer à l’effort de guerre. Fin janvier, il le rappelait encore sur la chaîne de télévision allemande ARD.

Se battre ou pas? Alex, lui, a fait son choix. Il y a dix mois, cet étudiant en troisième année de bachelor de politique a quitté l’ouest de l’Ukraine dont il est originaire pour poursuivre son cursus à distance depuis Berlin. «J’ai toujours voulu étudier à l’étranger, mais quand la guerre a éclaté, ça n’a plus été possible; il me fallait finir mes études sur place. Or, je savais qu’une fois mon diplôme en poche, je serais envoyé à l’armée sans aucune chance d’obtenir un travail acceptable.» Alors, lorsqu’il obtiendra son titre en juin, il ne rentrera pas en Ukraine. «Je n’ai aucun entraîneme­nt militaire. Si je rentrais, je serais formé aux armes pendant deux mois et certaineme­nt, tué de suite», affirme-t-il.

Bilingue en anglais, Alex dit avoir le soutien complet de sa famille, restée au pays. «Elle s’inquiète que je sois seul à Berlin mais comprend mon choix», raconte le jeune homme. «Mon père sait que je suis plus utile en Allemagne qu’en Ukraine. Je me sens moi-même plus utile ici car je peux gagner de l’argent et faire des dons à l’armée; c’était impossible lorsque j’étais étudiant là-bas. Je suis persuadé que le plus efficace est de construire ma vie hors d’Ukraine, de gagner le plus possible et d’aider mon pays financière­ment», explique ce jeune homme, actif dans le réseau ukrainien berlinois.

Les multiples appels lancés par Volodymyr Zelensky aux hommes basés à l’étranger font écho chez lui. «Je suis très embêté car je soutiens la plupart des actes politiques de mon président. Mais la corruption gouverneme­ntale est un vrai problème. Je préfère faire des dons directemen­t à l’armée plutôt que de travailler et payer mes impôts en Ukraine sans être sûr que les montants parviennen­t aux soldats», explique-t-il.

Aider de l’extérieur, c’est aussi la priorité de Roman et Gregory, qui s’expriment également sous prénoms d’emprunt. «Nous sommes arrivés à Berlin avec nos parents en 2014, bien avant l’invasion russe, et nous demandons très souvent si nous voulons et devons rentrer en Ukraine», reconnaît Gregory. «Honnêtemen­t, nous pensons pouvoir apporter davantage en travaillan­t ici. Je gagne beaucoup d’argent en tant que responsabl­e de projet informatiq­ue. Cela me permet de faire des dons à l’armée» se justifie-t-il. Son ami, Roman, dit lui aussi avoir étudié la question. «Rentrer en Ukraine signifiera­it quitter mes amis et ma famille. Ce serait un départ sans retour. Je n’y suis pas prêt», affirme-t-il.

Rostyslav n’a pas le même parcours mais partage les mêmes idées. Cet avocat de profession, âgé de 45 ans, a quitté Kiev dans la foulée de l’invasion russe en 2022. A-t-il fui pour ne pas être enrôlé? Il ne veut pas répondre à la question mais se dit certain qu’il serait réformé en raison de problèmes de santé. Lui non plus ne rentrera pas tant que la guerre se poursuivra. «J’ai l’impression d’être en guerre ici aussi à Berlin», confie-t-il. Actif dans des associatio­ns ukrainienn­es d’aides aux personnes handicapée­s et LGBT, il affirme: «Je ne pensais pas être pacifiste mais je constate que je peux aider mon pays autrement qu’en me battant. Cette guerre ne se joue pas seulement sur la ligne de front mais aussi dans la sphère de l’informatio­n et dans la société. C’est là que j’agis», dit-il.

Critiqués par les Ukrainienn­es

«Rentrer au pays serait un départ sans retour. Je n’y suis pas prêt»

ROMAN, EXPATRIÉ UKRAINIEN À BERLIN DEPUIS 2014

Leur position reste cependant particuliè­rement difficile à défendre, notamment auprès de leurs concitoyen­nes récemment arrivées en Allemagne après avoir laissé un frère, un époux, un père sur le champ de bataille. «Oui, cela crée des tensions; beaucoup de femmes que je rencontre me critiquent», confirme Rostyslav. Le fait de ne pas voir la fin de cette guerre ne favorise pas leur retour: «Plus elle dure, plus elle coûte en vies humaines.» Alex s’inquiète: «La situation militaire est très mauvaise. L’armée manque d’armes, de munitions. Nous avons besoin de plus d’aide. La victoire n’est pas que du ressort des Ukrainiens.»

Rostyslav, Alex, Gregory et Roman peuvent être tranquille­s: aucun risque que l’Allemagne les force à rentrer. Le parti d’opposition chrétien-démocrate (CDU/CSU) a bien suggéré que le montant des aides sociales adressées aux hommes ukrainiens en âge de se battre soit abaissé afin de les inciter à rentrer, mais le gouverneme­nt d’Olaf Scholz a répondu par une fin de non-recevoir, affirmant qu’aucune base constituti­onnelle ne justifiait qu’ils soient forcés à partir. Volodymyr Zelensky juge lui aussi la question trop complexe, au vu des profils très divers des Ukrainiens présents en Allemagne. Si certains sont partis illégaleme­nt pour échapper à la conscripti­on, d’autres en sont dispensés car étudiants, malades ou handicapés. «Je n’appelle pas Olaf Scholz à nous renvoyer nos hommes. Il ne le peut pas», déclarait le président ukrainien en janvier à la chaîne ARD. ■

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