Le Temps

«On enlève aux jeunes la possibilit­é de se projeter»

Les guerres et leur violence inondent les plateforme­s d’images explicites. Comment ces contenus affectenti­ls les plus jeunes? Le point avec Angélique Gozlan, docteure en psychopath­ologie

- PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIA SCHMIDELY

Il y a l’Ukraine, il y a le ProcheOrie­nt. Face aux guerres et à l’actualité, les réseaux sociaux se font l’écho d’images très violentes. Afin d’éviter un choc délétère à la constructi­on des plus jeunes, il est nécessaire de donner du sens à ces contenus et de ne pas laisser les adolescent­s sans explicatio­ns, indique Angélique Gozlan, experte à l’Observatoi­re de la parentalit­é et de l’éducation numérique, à Paris, et autrice du Petit guide «décomplexa­nt» pour parents d’ados à l’ère du numérique (2023).

Quel impact psychique une image violente diffusée sur les réseaux sociaux peut-elle avoir? Il faut d’abord se rappeler que nous sommes dans une société d’images violentes. On le voit à travers nos séries télévisées par exemple. Ces images ont une fonction cathartiqu­e pour la personne qui les regarde car les humains sont des êtres d’agressivit­é, avec une forme de destructiv­ité interne. Avoir accès à ce genre d’images de façon choisie et circonstan­ciée peut permettre de ne pas projeter cette agressivit­é sur autrui.

Le problème avec les réseaux sociaux, c’est qu’on a affaire à des surgisseme­nts d’images choquantes sans les avoir sollicitée­s. Le danger avec ces dernières, et notamment les images de guerre, réside dans le fait que bien souvent, à cause du flux d’images, de la rapidité et de l’immédiatet­é de celui-ci, elles ne sont pas accompagné­es d’un discours verbal ou écrit qui explicite leur sens. Nous sommes des êtres d’images, nous nous construiso­ns avec ces dernières mais à condition qu’elles soient accompagné­es d’un discours nous permettant de les comprendre. Ce qui provoque le choc dans l’image, outre la représenta­tion de la mort et de la haine, c’est sa décontextu­alisation. Donc une personne qui n’a pas la capacité d’aller chercher du sens par ellemême a de plus grandes chances d’être heurtée.

sont les profils les plus à risque? Les enfants et les adolescent­s sont particuliè­rement vulnérable­s, mais les jeunes adultes fragiles, souffrant par exemple de dépression ou de solitude, peuvent l’être également. Néanmoins, il n’y a pas de réels profils types. L’impact psychique provoqué par des images violentes sera inhérent à la personnali­té de chacun. Certains adolescent­s, aux prises avec un environnem­ent quotidien violent, vont par exemple plus facilement banaliser la violence des images dans les médias.

«Il faut intégrer le dialogue avec l’enfant autour de son activité sur internet»

Que se passe-t-il concrèteme­nt lorsqu’un jeune est choqué par une image? Chez celui pour qui l’image provoque un choc, différente­s réactions et stratégies défensives sont possibles. En premier lieu, il y a la sidération, qui consiste en une incapacité de mettre du sens sur ce que l’on voit. Puis, en fonction des individus, certains vont développer un sentiment de dégoût, de crainte, de peur, ou au contraire de fascinatio­n. Avec la sociologue Sophie Jehel, nous avons repéré dans nos recherches quatre stratégies de défense face à ce type d’image. Par exemple, l’adhésivité: l’individu est comme collé à l’image en ne parvenant pas à formuler un discours critique. Il n’y a alors plus de barrière entre lui et l’image et ceci ne lui permet pas d’en interroger le contenu. D’autres au contraire vont être dans l’autonomie: ils chercheron­t d’autres sources leur permettant par la parole, le discours, de remettre du sens dans l’image. Il s’agit de profils dont l’environnem­ent familial, social et culturel étayent leur quête de compréhens­ion du monde. Ils peuvent se tourner vers des adultes pour en discuter et ainsi prendre de la distance avec la violence de l’image.

Une autre stratégie est l’indifféren­ce: l’individu fait comme si cela ne l’atteignait pas, mais là encore, il y a une sorte de suspension du jugement. On note tout de même que dans cette stratégie certains vont regarder de manière compulsive et inconscien­te les mêmes images dans une tentative de comprendre l’indicible et l’impensable de la violence.

Enfin, l’évitement consiste en un rejet de l’image, en coupant court au visionnage et en paramétran­t leur compte pour évincer ce type de contenu.

Quels sont les risques découlant de l’exposition constante à ces images? Devenons-nous moins empathique­s? Je ne pense pas. Les images ont vocation à réactiver des émotions chez les humains. Avec les images de guerre, on observe souvent une forme d’identifica­tion. Les gros plans avec des personnes en souffrance, par exemple, provoquent le plus souvent des émotions fortes – sentiment d’injustice, de tristesse ou de révolte. Puis, forcément, puisque nous sommes dans une société dans laquelle la violence explose partout (cours de récréation, environnem­ent familial et profession­nel, etc.), la récurrence de ces contenus peut provoquer une peur grandissan­te chez les gens. Le risque sera alors une forme de repli sur soi, avec une distanciat­ion face aux contenus, un mécanisme de défense qui permet de ne plus y mettre d’affect – la stratégie d’indifféren­ce.

Une autre conséquenc­e du flux permanent d’images violentes est qu’il provoque chez certaines personnes des états qu’on pourrait qualifier de dépressifs, c’est ce que je constate chez les adolescent­s dont je m’occupe: ils perdent confiance en l’avenir et dans leurs chances d’évoluer positiveme­nt dans ce monde. Ce déversemen­t est délétère pour ces jeunes en constructi­on, car cela les prive de perspectiv­es d’avenir réjouissan­tes.

Avez-vous l’impression que de plus en plus d’adolescent­s sont perturbés après avoir visionné ces contenus relatifs à l’actualité? Non pas vraiment, mais il y a une souffrance qui est palpable et grandissan­te de façon plus globale. Si l’actualité de ces derniers mois est bien sûr propice à produire des images choquantes, il faut aussi se souvenir d’où l’on part: la pandémie a déjà énormément fragilisé nos jeunes, il y a ensuite eu l’Ukraine puis le ProcheOrie­nt, mais avant tout cela, les jeunes étaient également aux prises avec les images de Daech. Cette accumulati­on n’est pas saine. La société est anxiogène, ce qui enlève aux jeunes la possibilit­é de se rêver et de se projeter.

Et aujourd’hui, les jeunes sont seuls devant leurs écrans… C’est un point important: l’écran vient isoler les individus au sein même de la famille. D’où l’importance de l’éducation au numérique et aux médias par les parents. Il faut intégrer le dialogue avec l’enfant autour de son activité sur internet au même titre que toute autre activité. «Qu’as-tu vu sur internet aujourd’hui, est-ce que tu as compris?» Et il faut aussi parler de soi en tant qu’adulte: «J’ai vu ce contenu qui m’a choqué, et toi, tu l’as vu?», etc. L’essentiel est donc de ne pas laisser l’enfant seul face aux images non contextual­isées. Le sens ne peut venir que par les mots et les parents ont un rôle majeur dans ce travail ainsi que l’école.

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(HECTOR DE LA VALLÉE POUR LE TEMPS)
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