«On enlève aux jeunes la possibilité de se projeter»
Les guerres et leur violence inondent les plateformes d’images explicites. Comment ces contenus affectentils les plus jeunes? Le point avec Angélique Gozlan, docteure en psychopathologie
Il y a l’Ukraine, il y a le ProcheOrient. Face aux guerres et à l’actualité, les réseaux sociaux se font l’écho d’images très violentes. Afin d’éviter un choc délétère à la construction des plus jeunes, il est nécessaire de donner du sens à ces contenus et de ne pas laisser les adolescents sans explications, indique Angélique Gozlan, experte à l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique, à Paris, et autrice du Petit guide «décomplexant» pour parents d’ados à l’ère du numérique (2023).
Quel impact psychique une image violente diffusée sur les réseaux sociaux peut-elle avoir? Il faut d’abord se rappeler que nous sommes dans une société d’images violentes. On le voit à travers nos séries télévisées par exemple. Ces images ont une fonction cathartique pour la personne qui les regarde car les humains sont des êtres d’agressivité, avec une forme de destructivité interne. Avoir accès à ce genre d’images de façon choisie et circonstanciée peut permettre de ne pas projeter cette agressivité sur autrui.
Le problème avec les réseaux sociaux, c’est qu’on a affaire à des surgissements d’images choquantes sans les avoir sollicitées. Le danger avec ces dernières, et notamment les images de guerre, réside dans le fait que bien souvent, à cause du flux d’images, de la rapidité et de l’immédiateté de celui-ci, elles ne sont pas accompagnées d’un discours verbal ou écrit qui explicite leur sens. Nous sommes des êtres d’images, nous nous construisons avec ces dernières mais à condition qu’elles soient accompagnées d’un discours nous permettant de les comprendre. Ce qui provoque le choc dans l’image, outre la représentation de la mort et de la haine, c’est sa décontextualisation. Donc une personne qui n’a pas la capacité d’aller chercher du sens par ellemême a de plus grandes chances d’être heurtée.
sont les profils les plus à risque? Les enfants et les adolescents sont particulièrement vulnérables, mais les jeunes adultes fragiles, souffrant par exemple de dépression ou de solitude, peuvent l’être également. Néanmoins, il n’y a pas de réels profils types. L’impact psychique provoqué par des images violentes sera inhérent à la personnalité de chacun. Certains adolescents, aux prises avec un environnement quotidien violent, vont par exemple plus facilement banaliser la violence des images dans les médias.
«Il faut intégrer le dialogue avec l’enfant autour de son activité sur internet»
Que se passe-t-il concrètement lorsqu’un jeune est choqué par une image? Chez celui pour qui l’image provoque un choc, différentes réactions et stratégies défensives sont possibles. En premier lieu, il y a la sidération, qui consiste en une incapacité de mettre du sens sur ce que l’on voit. Puis, en fonction des individus, certains vont développer un sentiment de dégoût, de crainte, de peur, ou au contraire de fascination. Avec la sociologue Sophie Jehel, nous avons repéré dans nos recherches quatre stratégies de défense face à ce type d’image. Par exemple, l’adhésivité: l’individu est comme collé à l’image en ne parvenant pas à formuler un discours critique. Il n’y a alors plus de barrière entre lui et l’image et ceci ne lui permet pas d’en interroger le contenu. D’autres au contraire vont être dans l’autonomie: ils chercheront d’autres sources leur permettant par la parole, le discours, de remettre du sens dans l’image. Il s’agit de profils dont l’environnement familial, social et culturel étayent leur quête de compréhension du monde. Ils peuvent se tourner vers des adultes pour en discuter et ainsi prendre de la distance avec la violence de l’image.
Une autre stratégie est l’indifférence: l’individu fait comme si cela ne l’atteignait pas, mais là encore, il y a une sorte de suspension du jugement. On note tout de même que dans cette stratégie certains vont regarder de manière compulsive et inconsciente les mêmes images dans une tentative de comprendre l’indicible et l’impensable de la violence.
Enfin, l’évitement consiste en un rejet de l’image, en coupant court au visionnage et en paramétrant leur compte pour évincer ce type de contenu.
Quels sont les risques découlant de l’exposition constante à ces images? Devenons-nous moins empathiques? Je ne pense pas. Les images ont vocation à réactiver des émotions chez les humains. Avec les images de guerre, on observe souvent une forme d’identification. Les gros plans avec des personnes en souffrance, par exemple, provoquent le plus souvent des émotions fortes – sentiment d’injustice, de tristesse ou de révolte. Puis, forcément, puisque nous sommes dans une société dans laquelle la violence explose partout (cours de récréation, environnement familial et professionnel, etc.), la récurrence de ces contenus peut provoquer une peur grandissante chez les gens. Le risque sera alors une forme de repli sur soi, avec une distanciation face aux contenus, un mécanisme de défense qui permet de ne plus y mettre d’affect – la stratégie d’indifférence.
Une autre conséquence du flux permanent d’images violentes est qu’il provoque chez certaines personnes des états qu’on pourrait qualifier de dépressifs, c’est ce que je constate chez les adolescents dont je m’occupe: ils perdent confiance en l’avenir et dans leurs chances d’évoluer positivement dans ce monde. Ce déversement est délétère pour ces jeunes en construction, car cela les prive de perspectives d’avenir réjouissantes.
Avez-vous l’impression que de plus en plus d’adolescents sont perturbés après avoir visionné ces contenus relatifs à l’actualité? Non pas vraiment, mais il y a une souffrance qui est palpable et grandissante de façon plus globale. Si l’actualité de ces derniers mois est bien sûr propice à produire des images choquantes, il faut aussi se souvenir d’où l’on part: la pandémie a déjà énormément fragilisé nos jeunes, il y a ensuite eu l’Ukraine puis le ProcheOrient, mais avant tout cela, les jeunes étaient également aux prises avec les images de Daech. Cette accumulation n’est pas saine. La société est anxiogène, ce qui enlève aux jeunes la possibilité de se rêver et de se projeter.
Et aujourd’hui, les jeunes sont seuls devant leurs écrans… C’est un point important: l’écran vient isoler les individus au sein même de la famille. D’où l’importance de l’éducation au numérique et aux médias par les parents. Il faut intégrer le dialogue avec l’enfant autour de son activité sur internet au même titre que toute autre activité. «Qu’as-tu vu sur internet aujourd’hui, est-ce que tu as compris?» Et il faut aussi parler de soi en tant qu’adulte: «J’ai vu ce contenu qui m’a choqué, et toi, tu l’as vu?», etc. L’essentiel est donc de ne pas laisser l’enfant seul face aux images non contextualisées. Le sens ne peut venir que par les mots et les parents ont un rôle majeur dans ce travail ainsi que l’école.
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