La victoire morale des supporters allemands
Sous la pression populaire, la Ligue allemande a finalement renoncé à son projet d’ouvrir son capital à des fonds d’investissement potentiellement liés à l’Arabie saoudite. Un revirement qui protège la discipline comme bien culturel et social
Une poignée de supporters du Hambourg SV profite de la mi-temps de ce match de «2. Liga» contre Hanovre pour descendre de la Nordtribüne et se diriger vers le but le plus proche. Capuche noire retombant sur le visage, ils accrochent des cadenas de vélo autour des deux poteaux, sous le regard interloqué des jardiniers pris de vitesse. Il faudra une demi-heure et une scie circulaire pour que la sécurité coupe les cadenas, alors que les fans malicieux leur tendaient la combinaison pour les ouvrir (5.0.+.1.) sur une banderole qui disait: «50+1 est la clé».
Le «50+1» est une règle fondamentale du football allemand où des investisseurs ne peuvent pas détenir plus de 49% des sociétés dans lesquelles les clubs ont scindé leurs équipes professionnelles. Cette règle garantit que le football en Allemagne ne sera jamais une pure activité économique. Mais les supporters des clubs étaient inquiets que le «50+1», considéré par certains comme un frein au développement des ligues professionnelles, puisse être contourné par l'ouverture en décembre dernier de 8% du capital de la Deutsche Fussball Liga (DFL) à des fonds d'investissement.
Après un échec en mai 2023, 24 des 36 clubs membres de la DFL ont voté le 11 décembre en faveur de ce projet qui devait permettre aux clubs de Bundesliga et 2. Liga de recevoir 900 millions d'euros à la signature, puis 1 milliard d'euros progressivement. «Il y a déjà eu un vote en mai, où la majorité des clubs s'y est opposée. Pourquoi un second scrutin?», s'interrogeait Alex, un fan de Kaiserslautern. Depuis, chaque journée de championnat était l'occasion de manifester son opposition, parfois de manière humoristique (les supporters du FC Cologne ont lancé deux voitures télécommandées sur la pelouse), toujours avec la même banderole dans les gradins: «Nein zu Investoren in der DFL» (Non aux investisseurs au sein de la DFL).
«De qui reçoivent-ils l’argent?»
Ce débat autour de la financiarisation du football a également fait réagir la classe politique. «C'est une réflexion concernant ce qui doit faire l'attractivité du football allemand. Pour moi, le bien culturel pèse plus lourd dans la balance que la recherche d'un succès purement commercial», estime Philip Krämer, parlementaire membre du parti politique Die Grünen.
Après plusieurs semaines de contestations, guidées par les groupes ultras, mais aussi relayées par des fan-clubs traditionnels, la DFL a fait machine arrière le 21 février. «Au vu de l'évolution actuelle, une poursuite réussie du processus ne semble plus possible», a admis Hans-Joachim Watzke, porte-parole de la DFL.
La Ligue avait pourtant tenté d'amorcer un dialogue après les premières contestations. Ces derniers mois, il y a eu de nombreuses tables rondes et discussions, aussi bien au sein de la Ligue qu'avec les fans», confie-t-elle. Une rencontre avec les groupes de supporters pour tenter de calmer leur courroux a notamment été organisée le 8 février. Sans succès. Certains, comme le collectif Unser Kurve, qui représente plus de 20 associations, ont refusé d'y participer. «Les deux investisseurs potentiels sont des fonds d'investissement qui n'ont qu'un but: faire du profit par le biais du football allemand», déplore le collectif.
Au-delà de la privatisation de leur sport fétiche, les fans ont mis dans leurs messages les liens potentiels des deux fonds en pole position pour entrer au capital de la DFL, CVC Capital Partners et Blackstone, avec l'Arabie saoudite. «La vraie question, c'est de qui CVC ou Blackstone reçoivent-ils de l'argent? On ne peut pas y répondre. On ne peut pas dire que cela vient du Qatar, de l'Arabie saoudite ou autres. Mais le rôle de ces structures est de placer les fonds des autres, donc évidemment cette possibilité existe», estime Jean-Baptiste Guégan, enseignant et auteur de plusieurs livres sur la géopolitique du sport.
Fragmentation des journées
«C’est une réflexion concernant ce qui doit faire l’attractivité du football allemand. Le bien culturel pèse plus lourd dans la balance que la recherche d’un succès purement commercial» PHILIP KRÄMER, PARLEMENTAIRE DU PARTI POLITIQUE ALLEMAND DIE GRÜNEN
Les investissements dans le sport, l'Arabie saoudite les multiplie. Des têtes d'affiche du football comme Cristiano Ronaldo et Karim Benzema ont récemment rejoint son championnat. Fin 2023, l'ultramédiatisé combat de boxe entre Tyson Fury et Francis Ngannou s'est tenu à Riyad. L'Arabie saoudite a également injecté plusieurs dizaines de millions d'euros dans le PFL, la seconde organisation mondiale de MMA. Selon les informations de Reuters, la pétromonarchie envisagerait également de créer une nouvelle ligue de cyclisme, comme elle l'a récemment fait dans le golf, en lançant un circuit concurrent au PGA Tour. Elle est également seule candidate pour organiser la Coupe du monde de football 2034.
Pour les fans allemands, l'entrée au capital de la DFL d'un acteur comme Blackstone aurait pu dériver en une nouvelle opération de sportwashing saoudienne. Dans un communiqué, le collectif «Nein zu Investoren in der Dfl» rappelle la situation alarmante des droits humains en Arabie saoudite, «l'absence de droits des femmes, l'exploitation des migrants, ou les flagellations, la prison ou la peine de mort pour homosexualité.» L'association Unser Kurve est, elle, encore plus frontale: «Le sport pour faire oublier la mort des journalistes», résume-t-elle au Temps. Une référence à l'assassinat en 2018 du journaliste Jamal Khashoggi, qui critiquait régulièrement le pouvoir.
Le fonds d'investissement américain CVC Capitals Partners est lui bien connu dans le monde du sport. Il a déjà investi dans la Ligue 1 française et la Liga espagnole depuis 2019. Et cela ne rassurait pas les fans. Dans un communiqué, «Nein zu Investoren in der DFL» a mis en avant le fait que, depuis l'entrée au capital de la Liga de CVC, l'Arabie saoudite s'affiche partout: la Supercoupe d'Espagne se déroule sur son territoire, la Banque d'investissement saoudienne (SAIB) sponsorise le Real Madrid, la compagnie aérienne Riyadh Air signe, elle, l'Atletico Madrid et l'autorité nationale du tourisme, Visit Saudi, est devenue partenaire officiel de la Liga.
«Nous craignons une fragmentation des jours de matchs, des horaires mis en place pour coller aux téléspectateurs internationaux et une augmentation du prix des billets», liste l'association Unser Kurve. Un avis partagé par Lara Granow, membre de l'ONG Finanzwende. «L'accord doit durer vingt ans. Il est donc naïf de penser que rien ne changera, du moins à long terme. Ces sociétés exigent toujours un droit de regard sur leurs investissements.» Ces prises de position ont amené Blackstone à se retirer le 13 février et la DFL a annulé son projet une semaine plus tard. «Les actions ont porté leurs fruits. Les investisseurs financiers craignent les débats publics sur leurs activités», se félicite Lara Granow. Une des rares victoires des supporters contre le football business ces dernières années. Qui sera probablement fêtée en tribune ce week-end.
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