«La justice internationale tarde trop»
Auteur du livre «War» et professeur de droit international public à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève, il déplore que les crimes commis en Ukraine ne soient pas jugés plus rapidement. Il met en garde contre l’incohérence des Occidentaux
Difficile de dire si c’est parce qu’il a grandi dans l’Angleterre de Margaret Thatcher, mais Andrew Clapham a toujours été animé par un désir de contribuer à la justice sociale. Il avait d’abord pensé mener une carrière dans le théâtre. Il a finalement choisi le droit international qu’il enseigne à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID). Ayant accompli un doctorat à l’Institut universitaire européen de Florence avec le professeur et juge Antonio Cassese, une pointure dans le domaine, il va vite gravir les échelons. Il officiera aussi comme conseiller académique de Sergio Vieira de Mello, haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, puis envoyé spécial en Irak du secrétaire général des Nations unies Kofi Annan. Andrew Clapham était dans le bâtiment touché par une attaque suicide d’Al-Qaida qui coûta la vie à Sergio Vieira de Mello.
Aujourd’hui, cet Anglais du Kent qui est devenu Suisse observe de près ce qui se passe en Ukraine alors que la guerre provoquée par l’invasion russe entre, ce 24 février, dans sa troisième année.
Vous avez publié, en 2021, un livre intitulé «War» («Guerre»). Un titre qui fait involontairement écho à la Russie de Vladimir Poutine qui parle «d’opération spéciale», mais refuse de parler de guerre en Ukraine. Le terme est-il si controversé? Quand j’ai choisi ce titre, il n’y avait pas encore la guerre en Ukraine et à Gaza. Ce qui m’a poussé à écrire un ouvrage à ce sujet est simple. Quand des responsables politiques veulent justifier la violence dans des conflits armés, ils utilisent l’expression «guerre». Dans une interview, un ministre britannique interrogé sur une attaque de l’OTAN qui avait tué de nombreux civils avait simplement répondu: «C’est la guerre.» Cette manière de tout justifier et de clore la discussion sur d’évidentes violations des droits humains m’a interpellé. Dans le même temps, je voulais aussi savoir quels étaient les droits et obligations qui s’appliquent spécifiquement à une situation de guerre par rapport à un conflit armé. Certains crimes ne sont commis qu’en temps de guerre, à l’exemple de la trahison.
Mais l’usage du mot «guerre» changet-il quelque chose? Nous n’y prêtons pas suffisamment attention. «Guerre» a un effet beaucoup plus puissant que l’expression «conflit armé» tant d’un point de vue psychologique que de justification de la violence. Dans la tête des gens, se mobiliser pour la guerre ou pour une opération limitée est très différent. Cela change la mentalité des combattants qui peuvent se dire que, comme ils sont en guerre, il est possible de tolérer une plus grande proportion de morts civils, davantage par exemple que lors d’une opération antiterroriste. L’état de guerre modifie aussi les calculs militaires. Actuellement, la Russie parle «d’opération spéciale» en Ukraine. Cela permet d’éviter que la population russe panique à l’idée d’être en guerre.
Ce 24 février, la guerre en Ukraine entre dans sa troisième année. Où en est la justice internationale pour juger des crimes qui y sont commis? Elle est trop absente. On a certes vu les mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale contre Vladimir Poutine et Maria Alekseyevna Lvova-Belova [la commissaire russe aux droits de l’enfant]. Mais très peu de gens ont été jugés. Il y a eu quelques procès en Ukraine, mais au vu des terribles violences constatées sur place et du grand nombre de preuves déjà récoltées, on aurait pu attendre bien davantage. La justice pénale internationale a-t-elle échoué? C’est trop tôt pour le dire. Mais je peux imaginer que les familles de victimes commencent à s’impatienter. Et si les injustices continuent sans être sanctionnées, les auteurs de crimes de guerre vont penser qu’ils peuvent s’en sortir sans dommage. Nous avons un urgent besoin de voir la justice internationale entrer pleinement en action.
Cette inaction est surprenante. Au début de la guerre, de nombreux experts étaient très enthousiastes de voir que des équipes médicolégales étaient déjà sur le terrain en Ukraine dans les premières semaines de la guerre. La CPI a vite ouvert une enquête. L’enquête de la CPI est toujours en cours et devrait produire des résultats. Elle est en tout cas très bien financée. C’est une question de temps. Mais je pense que cela aurait dû aller plus vite. Rien n’empêche un Etat de la planète de juger des crimes de guerre commis en Ukraine.
Tous les Etats ont ratifié les Conventions de Genève. Ils peuvent donc tous recourir à la compétence universelle. Pourquoi ne le font-ils pas? On aurait pu s’attendre à ce qu’un certain nombre de pays y recourent, mais cela n’a pas été le cas. Or la guerre en Ukraine se prête au recours à une telle compétence, car les Etats signataires ont l’obligation de rechercher les coupables de graves abus. Pour l’utiliser, il faut toutefois que la personne devant être jugée soit sur le territoire de l’Etat en question à moins qu’il soit décidé de la juger in absentia.
«Tous les directeurs d’entreprises qui ont livré des pièces détachées à la Russie doivent savoir qu’ils ont aidé à commettre un crime d’agression»
Le système judiciaire ukrainien est-il équipé pour juger les crimes commis sur son territoire? Il l’est. Les personnes accusées de crimes de guerre peuvent être jugées. Mais il y a une complication: les prisonniers de guerre. Certains peuvent avoir commis des crimes de guerre, mais ils risquent de faire partie d’échanges entre la Russie et l’Ukraine. Il reste que si ces présumés coupables voyagent à l’étranger, ils peuvent être arrêtés et jugés.
Le mandat d’arrêt de la CPI contre Poutine a-t-il eu un impact? Certainement. Il montre que la CPI est capable d’émettre un mandat d’arrêt contre le leader d’un Etat puissant. Il a sans doute poussé Poutine à renoncer à se rendre en Afrique du Sud au sommet des BRICS. Il faut toutefois que des mandats d’arrêt soient aussi émis dans d’autres situations. Sinon la CPI risque d’être accusée de sélectivité.
Certains leaders politiques parlent parfois de guerre juste, un concept notamment développé par Kant. Cette notion a-t-elle encore un sens aujourd’hui? Tout dépend de quelle théorie de la guerre juste on parle. Celle d’il y a 400 ans n’a plus de sens au XXIe siècle. Ce qui était acceptable à l’époque est totalement illégal aujourd’hui. On ne devrait pas se contenter de savoir ce qui est légal ou illégal, mais plutôt ce qui est correct et ce qui ne l’est pas. Les théoriciens contemporains de la guerre juste se demandent s’il faut traiter les soldats qui s’engagent dans une guerre d’agression de la même manière que les soldats qui se battent dans une guerre défensive. Certains d’entre eux sont d’avis qu’ils devraient être condamnés pour s’être engagés à faire la guerre. Dès lors, si on peut juger des soldats qui s’engageraient dans la guerre, il va sans dire qu’on pourrait juger les leaders ayant ordonné l’agression, les généraux et les commandants, mais aussi les chefs d’entreprise qui arment le pays belligérant, bref toutes les personnes complices d’un crime d’agression. Ce n’est que par convention que nous refusons de juger tout le monde, même si c’est moralement contestable. Certains pensent que ce serait trop compliqué et chaotique. Je pense plutôt qu’on devrait commencer à y réfléchir.
Par rapport à l’Ukraine, la Suisse aimerait mettre sur pied une grande conférence de la paix. Le cas échéant, il est évident que la question des territoires sera au coeur des discussions, notamment la Crimée et le Donbass, occupés par la Russie. Croire que si vous saisissez des territoires en pleine guerre, comme la Crimée ou le Donbass, ils vous appartiennent est totalement faux. L’Assemblée générale de l’ONU a été très claire à ce propos dans une résolution de 1970, qui représente la situation du droit international aujourd’hui.
La Russie estime que la Suisse n’est plus neutre et qu’elle ne peut agir en médiateur de paix. La Russie estime que la Suisse n’est plus neutre en raison de la reprise des sanctions européennes contre Moscou. Que ce soit ou non une violation de la neutralité importe moins que le fait que la Russie le perçoit ainsi. Pour rétablir la situation, la Suisse devra mener un intense travail diplomatique pour convaincre Moscou. Mais pour moi, elle n’est pas du tout disqualifiée pour agir en médiateur lors de pourparlers de paix. Si elle avait livré des armes directement à l’Ukraine, la donne serait différente.
Le Conseil de l’Europe et de nombreux Etats estiment qu’il est nécessaire d’ins
tituer un tribunal spécial pour juger le crime d’agression (de la Russie). Une position que vous partagez? La CPI ne peut juger un tel crime. Le Statut de Rome ne le permet pas. Et si on veut l’amender, cela prendra beaucoup de temps. A mes yeux, il faut un tel tribunal car l’agression est un crime grave. Il faut que les leaders sachent qu’on ne peut pas envahir un pays sans qu’il y ait des répercussions judiciaires.
Un tel tribunal permettrait aussi d’élargir le cercle des gens inculpés? Oui, tous les directeurs d’entreprise qui ont fabriqué des pièces détachées et qui les ont livrées au pays agresseur doivent savoir qu’ils ont aidé à commettre un crime d’agression. A Nuremberg, en 1945, où il était question de crime contre la paix, les personnes qui ont été prises dans le filet ne se limitaient pas aux dirigeants. Il faut donc le dire: aider à une guerre d’agression, l’organiser, la conduire et inciter des soldats à y participer peut conduire devant la justice pénale.
Vous parlez de la responsabilité des entreprises. Une cour de justice néerlandaise a récemment enjoint au gouvernement de ne plus livrer de pièces détachées pour des avions F-35 à Israël. Quelle importance accorder à cette décision? C’est très important. Traditionnellement, les cours de justice ne s’intéressent pas aux accords relatifs aux livraisons d’armes. Pour elles, c’est souvent l’apanage du pouvoir exécutif. Mais là, la cour néerlandaise dit: arrêtez de nourrir la guerre et de possibles crimes de guerre. Cela va dans le sens du Traité sur le commerce des armes. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de prouver que des armes livrées ont servi à commettre un crime de guerre, il suffit qu’elles puissent être utilisées afin de commettre une violation grave du droit international humanitaire pour en stopper le transfert. C’est une mesure préventive. J’espère que ce type de décision va inciter les mouvements pour la paix et les droits humains à se pencher encore plus sérieusement sur le commerce des armes.
La reconstruction de l’Ukraine poserat-elle de sérieux problèmes de justice? La question la plus controversée relève des fonds russes gelés dans les banques occidentales. On parle de quelque 300 milliards de dollars. Cela pourrait être utilisé pour la reconstruction. Mais les avocats hésitent à encourager une telle action car elle violerait, selon certaines interprétations, le droit international. Et puis, il y a l’effet de réciprocité. Si l’on prend de l’argent russe sur des comptes pour financer la reconstruction de l’Ukraine, certains pourraient demander de puiser dans les comptes de pays occidentaux pour financer la reconstruction de pays dont ils sont en partie responsables de la destruction.
Une autre guerre fait rage entre Israël et le Hamas à Gaza. La justice internationale enquête-t-elle sur de possibles crimes de guerre dans la région? Le procureur de la CPI, Karim Khan, se focalise beaucoup sur les bombardements indiscriminés d’Israël à Gaza ainsi que sur l’accusation d’affamer des civils et d’empêcher l’acheminement de l’aide humanitaire dans ce territoire. La Commission d’enquête du Conseil des droits de l’homme livrera son rapport le mois prochain, qui devrait mentionner les violations des Conventions de Genève, des droits humains et du droit pénal international. Les ONG font également un vaste travail d’enquête à Gaza et en Cisjordanie. Beaucoup de preuves de crimes sont disponibles sur internet, certaines d’entre elles relèvent de messages postés par les soldats eux-mêmes. Quant aux auteurs des crimes du 7 octobre en Israël, ils pourront eux aussi être traduits en justice devant le CPI.
L’Afrique du Sud, après sa demande de mesures conservatoires par rapport à des accusations de génocide dont se serait rendu coupable Israël, a déposé une nouvelle demande pour empêcher l’Etat hébreu de mener une offensive à Rafah. Est-ce justifié? e demander s’il faut prendre des mesures pour prévenir un éventuel génocide et pour s’assurer que l’aide humanitaire peut être acheminée. La demande se réfère à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Là, l’Afrique du Sud veut agir de façon préventive. C’est d’ailleurs l’une des obligations des Etats signataires.
Les Occidentaux insistent sur la nécessité de maintenir un ordre international basé sur des règles. Avec la montée des pouvoirs autoritaires, craignez-vous que cet ordre disparaisse? Ces dernières années, nombre de leaders politiques occidentaux n’ont cessé de parler d’un ordre basé sur des règles. Mais ces mêmes politiciens qui voient que l’un de leurs alliés, Israël, viole ces règles, restent murés dans le silence. Ce discours occidental sonne désormais creux. Les EtatsUnis continuent de tenir ce discours sur l’ordre international, disent qu’Israël utilise la force de façon disproportionnée et bombarde de manière indiscriminée, mais ils continuent de lui livrer des armes qui aident à violer les règles internationales. Cette attitude n’est pas tenable, ni maintenant, ni à terme. ■
«Je peux imaginer que les familles de victimes commencent à s’impatienter»