Course contre la montre face à la surpêche
Une réunion ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce s’ouvre ce lundi à Abu Dhabi. Un nouvel accord pourrait être conclu pour réduire les subventions néfastes, mais les organisations environnementales pointent déjà des failles
Il y a deux ans, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a conclu un accord commercial historique visant à mettre un terme aux subventions qui contribuent à épuiser les populations de poissons dans les océans. Les Etats membres planchent sur un deuxième texte pour régler les derniers détails. A trois jours de la Conférence ministérielle de l’OMC qui se déroulera à Abu Dhabi du 26 au 29 février, la pression est à son comble. Alors que certains pays s’accrochent à leurs aides et leurs avantages fiscaux, les milieux environnementaux craignent que l’accord ne soit nivelé par le bas.
Adopté après deux décennies de pourparlers, le premier accord sur la pêche interdit les incitations à la pêche non réglementée, non déclarée et illégale. Il proscrit également la pêche d’espèces menacées. «Cet accord règle les problèmes les plus urgents», a récemment déclaré Tristan Irschlinger, conseiller politique sur les subventions à la pêche à l’Institut international du développement durable, lors d’un événement organisé par Geneva Solutions.
Comme un tiers des populations de poissons sont déjà considérées comme surexploitées dans le monde, le deuxième accord est censé s’attaquer à la racine du mal car, selon l’expert, «le fait est que dans de nombreux autres cas […], les subventions à la pêche tendent à encourager des niveaux de pêche excessifs qui, en fin de compte, mènent aux situations les plus alarmantes».
Une surveillance accrue
Le dernier projet d’accord actualisé, élaboré par le chef des négociations, l’Islandais Einar Gunnarsson, et publié juste avant Noël, révèle une lutte acharnée entre obligations et assouplissements. Le texte suggère que les mesures d’incitation visant à aider le secteur de la pêche à couvrir les frais de carburant, de construction et de rénovation des bateaux, les salaires et d’autres coûts soient interdites.
Mais les pays disposent d’une myriade de moyens pour y échapper. Tout d’abord parce que les moins développés et ceux qui pêchent moins de 0,8% des prises mondiales seraient exemptés, ce qui pourrait déjà exclure une centaine d’Etats.
Les autres seraient regroupés en deux catégories, les 20 premiers pourvoyeurs de subventions mondiaux étant soumis à un examen plus approfondi que les pays dits intermédiaires. Mais la décision de savoir qui fera partie de la première liste n’a pas encore été prise. Selon le projet actuel, les pays sont censés fournir à l’OMC des informations sur leurs subventions. A en croire une source proche des négociations, une simulation confidentielle de l’organisation montre que seuls 21 pays avaient transmis ces données lors du dernier appel à notification.
L’Inde fait pression pour que les Etats qui pratiquent la pêche en eaux lointaines fassent partie de cette liste, arguant qu’ils accordent souvent d’importantes subventions. Comme elle exploite principalement ses propres ressources, elle ne serait ainsi pas concernée.
Les négociateurs ont également envisagé de se concentrer sur les pays qui génèrent les plus grands volumes de pêche. De grands acteurs du secteur comme le Pérou, le Chili et l’Indonésie ont toutefois protesté contre l’injustice d’une telle démarche car ils ne financent pas autant cette activité que d’autres.
Quelle que soit la méthode retenue, l’objectif est que la Chine figure sur cette liste, toujours selon la même source. A en croire une étude datant de 2019, les subventions à la pêche s’élèvent à environ 35 milliards de dollars par an dont 22 milliards sont jugés nuisibles car ils encouragent des prix artificiellement élevés ou des pratiques non durables telles que le maintien des coûts de carburant à un bas niveau. La Chine est responsable de près d’un tiers de ces incitations problématiques, suivie en ordre décroissant par le Japon, l’UE, la Corée, la Russie et les Etats-Unis.
Des trous béants
Ces interlocuteurs cherchent des moyens pour pouvoir continuer à soutenir ces activités. L’UE prône une voie qui permettrait de continuer à soutenir les acteurs qui démontrent avoir mis en place des mesures de durabilité pour maintenir les réserves de poissons à des niveaux viables. Une option qui inquiète les organisations de défense de l’environnement: «Le fait d’avoir mis en place des mesures de régulation ne signifie pas qu’elles sont réellement efficaces […]. Nous devons donc disposer d’une forme de preuve», a déclaré Anna Holl, conseillère principale en matière de politique de la pêche au WWF Allemagne.
Certains pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie préconisent, de leur côté, des exigences plus strictes, telles que le suivi du niveau des populations de poissons. Mais l’introduction de telles notions de durabilité s’avère délicate. «C’est l’une des questions qui créent beaucoup de tensions, car l’OMC n’est pas habituée à négocier des règles commerciales liées à une ressource naturelle qui doit être protégée», explique Anna Holl.
Les pays en développement ont également cherché à obtenir leurs propres exceptions. L’Inde souhaite bénéficier d’un plus long délai de transition pour protéger son soutien à la pêche nationale, qui concerne quelque 9 millions de pêcheurs pauvres. Parallèlement, elle demande un moratoire sur les subventions accordées par les pays développés à la pêche en eaux lointaines.
Pour Peter Lunenborg, responsable du programme «Commerce pour le développement» du South Centre, ces demandes sont une réponse aux nations développées qui cherchent elles-mêmes à obtenir des assouplissements. «Nous assistons à un nivellement par le bas en termes d’engagements», s’inquiète-t-il.
Ernesto Fernandez Monge, responsable du soutien à la conservation au Pew Charitable Trusts, rappelle que cet équilibrisme entre interdiction et souplesse a entraîné l’échec des négociations en 2022. Selon lui, «la question est maintenant de savoir si l’on donne un peu plus de substance aux engagements des grands pourvoyeurs de subventions. Alors, les pays en développement pourraient être plus enclins à faire des compromis sur les éléments de traitement spécial». Aux yeux de l’expert, certaines des propositions de l’Inde sont judicieuses du point de vue de la conservation des espèces. «Nous voyons des exemples de pêcheries qui perdront leurs subventions si l’accord entre en vigueur demain.» Et de citer l’exemple du calamar, une industrie fortement subventionnée.
Imprévisible Inde
L’UE, la Russie, la Chine et d’autres pays disposent d’importantes flottes de pêche en eaux lointaines qui entrent souvent en conflit avec les pêcheurs artisanaux et les flottes nationales des Etats à proximité. Mais même si de nombreux pays soumis à cette pression pourraient voir la proposition indienne d’un bon oeil, il est peu probable que celle-ci aboutisse. Selon Ernesto Fernandez Monge, l’UE, la Chine et la Russie feront tout pour obtenir une certaine flexibilité afin de pouvoir subventionner la pêche dans des zones éloignées.
De plus, New Delhi est réputé pour son imprévisibilité. Connue pour prendre les négociations en otage, l’Inde a menacé de faire échouer les pourparlers si elle n’obtenait pas ce qu’elle voulait dans le domaine de l’agriculture, sa principale priorité. «L’Inde utilise tous ces éléments comme monnaie d’échange», relève Ernesto Fernandez Monge.
Elle n’est pas la seule. Les EtatsUnis se sont également montrés intransigeants quant à l’obligation pour les pays de signaler tout bateau ayant recours au travail forcé, un problème endémique dans les eaux asiatiques, en particulier au sein des flottes chinoises.
Bien que certains clivages soient loin d’être surmontés, les observateurs s’accordent à dire que les négociations sont en meilleure posture qu’avant la dernière réunion ministérielle à Genève, lorsque le premier accord a été conclu. Alors que d’autres discussions s’enlisent, un accord sur la pêche pourrait être un moyen pour les ministres du Commerce d’avoir au moins quelque chose à montrer lors de la grande réunion, histoire de prouver que l’OMC fonctionne toujours. Mais même si un consensus est atteint, seuls 54 pays sur les 110 requis ont ratifié l’accord de 2022 pour qu’il entre en vigueur.
«Le fait d’avoir mis en place des mesures de régulation ne signifie pas qu’elles sont réellement efficaces»
ANNA HOLL, SPÉCIALISTE EN POLITIQUE DE LA PÊCHE AU WWF ALLEMAGNE
«La pression publique fonctionne parfois mieux que l’OMC»
ERNESTO FERNANDEZ MONGE, PEW CHARITABLE TRUSTS
Entre les exceptions et les failles, il est difficile de savoir dans quelle mesure l’accord permettra réellement de réduire les subventions néfastes. Pour Peter Lunenborg, l’accord est plus une question de transparence que de protection des poissons de mer. Pour pouvoir demander une dérogation à l’interdiction, les grands pourvoyeurs de subventions devront en informer l’OMC.
«Ce qui est recherché, c’est la transparence des subventions en général par les pays en développement. Le seul moyen de bénéficier des assouplissements est de soumettre sa notification SCM (subventions et mesures compensatoires) semestrielle», déclaret-il. Les pays sont tenus d’informer l’OMC de leurs subventions spécifiques tous les deux ans, mais plus de 80 d’entre eux ne le font pas à temps.
Pour Ernesto Fernandez Monge, même si l’accord pourrait s’avérer difficile à mettre en oeuvre, il n’en renforcera pas moins la surveillance et la pression de l’opinion publique. Avec cette observation en guise de conclusion: «En tant que société civile, nous aurons également pour rôle d’attirer l’attention des membres lorsque nous constaterons qu’un d’entre eux ne respecte pas les règles. En fin de compte, la pression publique fonctionne parfois mieux que l’OMC.»
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