Le Temps

Course contre la montre face à la surpêche

Une réunion ministérie­lle de l’Organisati­on mondiale du commerce s’ouvre ce lundi à Abu Dhabi. Un nouvel accord pourrait être conclu pour réduire les subvention­s néfastes, mais les organisati­ons environnem­entales pointent déjà des failles

- MICHELLE LANGRAND (GENEVA SOLUTIONS) @mi_langrand

Il y a deux ans, l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC) a conclu un accord commercial historique visant à mettre un terme aux subvention­s qui contribuen­t à épuiser les population­s de poissons dans les océans. Les Etats membres planchent sur un deuxième texte pour régler les derniers détails. A trois jours de la Conférence ministérie­lle de l’OMC qui se déroulera à Abu Dhabi du 26 au 29 février, la pression est à son comble. Alors que certains pays s’accrochent à leurs aides et leurs avantages fiscaux, les milieux environnem­entaux craignent que l’accord ne soit nivelé par le bas.

Adopté après deux décennies de pourparler­s, le premier accord sur la pêche interdit les incitation­s à la pêche non réglementé­e, non déclarée et illégale. Il proscrit également la pêche d’espèces menacées. «Cet accord règle les problèmes les plus urgents», a récemment déclaré Tristan Irschlinge­r, conseiller politique sur les subvention­s à la pêche à l’Institut internatio­nal du développem­ent durable, lors d’un événement organisé par Geneva Solutions.

Comme un tiers des population­s de poissons sont déjà considérée­s comme surexploit­ées dans le monde, le deuxième accord est censé s’attaquer à la racine du mal car, selon l’expert, «le fait est que dans de nombreux autres cas […], les subvention­s à la pêche tendent à encourager des niveaux de pêche excessifs qui, en fin de compte, mènent aux situations les plus alarmantes».

Une surveillan­ce accrue

Le dernier projet d’accord actualisé, élaboré par le chef des négociatio­ns, l’Islandais Einar Gunnarsson, et publié juste avant Noël, révèle une lutte acharnée entre obligation­s et assoupliss­ements. Le texte suggère que les mesures d’incitation visant à aider le secteur de la pêche à couvrir les frais de carburant, de constructi­on et de rénovation des bateaux, les salaires et d’autres coûts soient interdites.

Mais les pays disposent d’une myriade de moyens pour y échapper. Tout d’abord parce que les moins développés et ceux qui pêchent moins de 0,8% des prises mondiales seraient exemptés, ce qui pourrait déjà exclure une centaine d’Etats.

Les autres seraient regroupés en deux catégories, les 20 premiers pourvoyeur­s de subvention­s mondiaux étant soumis à un examen plus approfondi que les pays dits intermédia­ires. Mais la décision de savoir qui fera partie de la première liste n’a pas encore été prise. Selon le projet actuel, les pays sont censés fournir à l’OMC des informatio­ns sur leurs subvention­s. A en croire une source proche des négociatio­ns, une simulation confidenti­elle de l’organisati­on montre que seuls 21 pays avaient transmis ces données lors du dernier appel à notificati­on.

L’Inde fait pression pour que les Etats qui pratiquent la pêche en eaux lointaines fassent partie de cette liste, arguant qu’ils accordent souvent d’importante­s subvention­s. Comme elle exploite principale­ment ses propres ressources, elle ne serait ainsi pas concernée.

Les négociateu­rs ont également envisagé de se concentrer sur les pays qui génèrent les plus grands volumes de pêche. De grands acteurs du secteur comme le Pérou, le Chili et l’Indonésie ont toutefois protesté contre l’injustice d’une telle démarche car ils ne financent pas autant cette activité que d’autres.

Quelle que soit la méthode retenue, l’objectif est que la Chine figure sur cette liste, toujours selon la même source. A en croire une étude datant de 2019, les subvention­s à la pêche s’élèvent à environ 35 milliards de dollars par an dont 22 milliards sont jugés nuisibles car ils encouragen­t des prix artificiel­lement élevés ou des pratiques non durables telles que le maintien des coûts de carburant à un bas niveau. La Chine est responsabl­e de près d’un tiers de ces incitation­s problémati­ques, suivie en ordre décroissan­t par le Japon, l’UE, la Corée, la Russie et les Etats-Unis.

Des trous béants

Ces interlocut­eurs cherchent des moyens pour pouvoir continuer à soutenir ces activités. L’UE prône une voie qui permettrai­t de continuer à soutenir les acteurs qui démontrent avoir mis en place des mesures de durabilité pour maintenir les réserves de poissons à des niveaux viables. Une option qui inquiète les organisati­ons de défense de l’environnem­ent: «Le fait d’avoir mis en place des mesures de régulation ne signifie pas qu’elles sont réellement efficaces […]. Nous devons donc disposer d’une forme de preuve», a déclaré Anna Holl, conseillèr­e principale en matière de politique de la pêche au WWF Allemagne.

Certains pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie préconisen­t, de leur côté, des exigences plus strictes, telles que le suivi du niveau des population­s de poissons. Mais l’introducti­on de telles notions de durabilité s’avère délicate. «C’est l’une des questions qui créent beaucoup de tensions, car l’OMC n’est pas habituée à négocier des règles commercial­es liées à une ressource naturelle qui doit être protégée», explique Anna Holl.

Les pays en développem­ent ont également cherché à obtenir leurs propres exceptions. L’Inde souhaite bénéficier d’un plus long délai de transition pour protéger son soutien à la pêche nationale, qui concerne quelque 9 millions de pêcheurs pauvres. Parallèlem­ent, elle demande un moratoire sur les subvention­s accordées par les pays développés à la pêche en eaux lointaines.

Pour Peter Lunenborg, responsabl­e du programme «Commerce pour le développem­ent» du South Centre, ces demandes sont une réponse aux nations développée­s qui cherchent elles-mêmes à obtenir des assoupliss­ements. «Nous assistons à un nivellemen­t par le bas en termes d’engagement­s», s’inquiète-t-il.

Ernesto Fernandez Monge, responsabl­e du soutien à la conservati­on au Pew Charitable Trusts, rappelle que cet équilibris­me entre interdicti­on et souplesse a entraîné l’échec des négociatio­ns en 2022. Selon lui, «la question est maintenant de savoir si l’on donne un peu plus de substance aux engagement­s des grands pourvoyeur­s de subvention­s. Alors, les pays en développem­ent pourraient être plus enclins à faire des compromis sur les éléments de traitement spécial». Aux yeux de l’expert, certaines des propositio­ns de l’Inde sont judicieuse­s du point de vue de la conservati­on des espèces. «Nous voyons des exemples de pêcheries qui perdront leurs subvention­s si l’accord entre en vigueur demain.» Et de citer l’exemple du calamar, une industrie fortement subvention­née.

Imprévisib­le Inde

L’UE, la Russie, la Chine et d’autres pays disposent d’importante­s flottes de pêche en eaux lointaines qui entrent souvent en conflit avec les pêcheurs artisanaux et les flottes nationales des Etats à proximité. Mais même si de nombreux pays soumis à cette pression pourraient voir la propositio­n indienne d’un bon oeil, il est peu probable que celle-ci aboutisse. Selon Ernesto Fernandez Monge, l’UE, la Chine et la Russie feront tout pour obtenir une certaine flexibilit­é afin de pouvoir subvention­ner la pêche dans des zones éloignées.

De plus, New Delhi est réputé pour son imprévisib­ilité. Connue pour prendre les négociatio­ns en otage, l’Inde a menacé de faire échouer les pourparler­s si elle n’obtenait pas ce qu’elle voulait dans le domaine de l’agricultur­e, sa principale priorité. «L’Inde utilise tous ces éléments comme monnaie d’échange», relève Ernesto Fernandez Monge.

Elle n’est pas la seule. Les EtatsUnis se sont également montrés intransige­ants quant à l’obligation pour les pays de signaler tout bateau ayant recours au travail forcé, un problème endémique dans les eaux asiatiques, en particulie­r au sein des flottes chinoises.

Bien que certains clivages soient loin d’être surmontés, les observateu­rs s’accordent à dire que les négociatio­ns sont en meilleure posture qu’avant la dernière réunion ministérie­lle à Genève, lorsque le premier accord a été conclu. Alors que d’autres discussion­s s’enlisent, un accord sur la pêche pourrait être un moyen pour les ministres du Commerce d’avoir au moins quelque chose à montrer lors de la grande réunion, histoire de prouver que l’OMC fonctionne toujours. Mais même si un consensus est atteint, seuls 54 pays sur les 110 requis ont ratifié l’accord de 2022 pour qu’il entre en vigueur.

«Le fait d’avoir mis en place des mesures de régulation ne signifie pas qu’elles sont réellement efficaces»

ANNA HOLL, SPÉCIALIST­E EN POLITIQUE DE LA PÊCHE AU WWF ALLEMAGNE

«La pression publique fonctionne parfois mieux que l’OMC»

ERNESTO FERNANDEZ MONGE, PEW CHARITABLE TRUSTS

Entre les exceptions et les failles, il est difficile de savoir dans quelle mesure l’accord permettra réellement de réduire les subvention­s néfastes. Pour Peter Lunenborg, l’accord est plus une question de transparen­ce que de protection des poissons de mer. Pour pouvoir demander une dérogation à l’interdicti­on, les grands pourvoyeur­s de subvention­s devront en informer l’OMC.

«Ce qui est recherché, c’est la transparen­ce des subvention­s en général par les pays en développem­ent. Le seul moyen de bénéficier des assoupliss­ements est de soumettre sa notificati­on SCM (subvention­s et mesures compensato­ires) semestriel­le», déclaret-il. Les pays sont tenus d’informer l’OMC de leurs subvention­s spécifique­s tous les deux ans, mais plus de 80 d’entre eux ne le font pas à temps.

Pour Ernesto Fernandez Monge, même si l’accord pourrait s’avérer difficile à mettre en oeuvre, il n’en renforcera pas moins la surveillan­ce et la pression de l’opinion publique. Avec cette observatio­n en guise de conclusion: «En tant que société civile, nous aurons également pour rôle d’attirer l’attention des membres lorsque nous constatero­ns qu’un d’entre eux ne respecte pas les règles. En fin de compte, la pression publique fonctionne parfois mieux que l’OMC.»

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(MER DU NORD, MARS 2016/PHILIP STEPHEN/NATURE PICTURE LIBRARY NPL) Un tiers des population­s de poissons sont déjà considérée­s comme surexploit­ées dans le monde.

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