Le Temps

Simone Biles prépare sa sortie olympique

Après des Jeux de Tokyo perturbés par une soudaine incapacité à pratiquer son sport et une pause de deux ans, la gymnaste la plus titrée de tous les temps se prépare chez elle, au Texas, pour le grand rendez-vous de cet été

- PATRICIA JOLLY, SPRING (LE MONDE)

Son nom est un sésame irrésistib­le. «Wow! Une interview avec Simone Biles? Je mets votre demande de visa en procédure accélérée!» décrète l’agente consulaire de l’ambassade des EtatsUnis à Paris, conquise. Un vol transatlan­tique plus tard, c’est l’officier d’immigratio­n de l’aéroport interconti­nental GeorgeBush de Houston (Texas) qui, découvrant le motif de notre visite, fond derrière son hygiaphone: «Simone? C’est notre trésor! Vous allez l’a-do-rer!»

Première Afro-Américaine sacrée championne des Etats-Unis de gymnastiqu­e en 2013, à l’âge de 16 ans, Simone Biles a, depuis, remporté sept médailles olympiques – dont quatre titres (individuel, par équipe, saut de cheval et sol) à Rio en 2016 – et 30 médailles mondiales – dont 23 en or, y compris les titres au concours général individuel en 2013, 2014, 2015, 2018, 2019, 2023. La Texane au format de poche (1,42 m) est la gymnaste la plus décorée de tous les temps, tout genre confondu, au point que les observateu­rs éclairés la surnomment «The GOAT», pour «The Greatest of All Time» («la meilleure de tous les temps»), statut qu’elle assume en arborant une tête de bouc (goat, en anglais) sur ses justaucorp­s pailletés.

Après une pause de deux ans et deux jours, Simone Biles a signé, en août 2023, un retour fracassant à la compétitio­n, s’octroyant son huitième titre national individuel senior en dix ans, puis, en octobre 2023, son sixième titre mondial individuel, à Anvers. A cette occasion, elle a aussi réussi un Yurchenko doublé carpé (double salto arrière, corps carpé), un saut jamais réalisé par une femme en compétitio­n, qui est devenu la cinquième difficulté inscrite sous son nom dans le code de pointage de la Fédération internatio­nale de gymnastiqu­e. Autant d’indices qui annoncent qu’elle est prête à fondre sur les podiums des JO de Paris, qui seraient ses troisièmes de suite.

Une atmosphère bon enfant

En 2021, les Jeux de Tokyo auraient pourtant pu sonner la fin de sa carrière. Alors que sa domination et sa régularité la désignaien­t comme grandissim­e favorite au concours général individuel, sur trois des quatre agrès – les barres asymétriqu­es sont son point faible –, et devaient mener les Etats-Unis à l’or par équipe, elle avait déclaré forfait pour la plupart des épreuves, souffrant de twisties (pertes de repères), une incapacité brutale et imprévisib­le à se situer dans l’espace lors des sauts.

Effondrée, elle avait courageuse­ment rendu publique sa crainte de devoir quitter l’Ariake Gymnastics Centre «sur un brancard», et l’urgence de privilégie­r sa «santé mentale», s’attirant une minorité de critiques qui l’avaient profondéme­nt meurtrie. Elle avait néanmoins décroché l’argent par équipe, et le bronze à la poutre, après avoir amputé son enchaîneme­nt de certaines difficulté­s.

Deux ans et demi plus tard, c’est une gymnaste en pleine possession de ses moyens, suivie par une communauté de 7,1 millions d’abonnés sur Instagram et 1,7 million sur X, que l’on retrouve, mi-janvier, au World Champions Centre, à Spring, dans le nord de l’agglomérat­ion de Houston. Bing, bong, boum… Rondade, flic-flac, double salto arrière carpé ou groupé, avec ou sans vrilles… Dans l’immense gymnase construit en 2015 par ses parents, Nellie et Ron, les ressorts du praticable semblent crier grâce, tandis que la championne exécute des diagonales insensées et «pile» ses réceptions sous l’oeil expert des anciens internatio­naux français Cécile et Laurent Landi.

Le couple de quadragéna­ires exerce aux Etats-Unis depuis plus de vingt ans et a été recruté en 2017 par Biles, après le départ pour la Floride d’Aimee Boorman, sa coach de toujours. Les deux Français préparent autant la championne olympique que son amicale mais redoutable concurrenc­e, venue des quatre coins du pays, attirée par leur savoir-faire.

Originaire­s de l’Oregon, du Connecticu­t, de l’Arkansas et de Californie, Jordan Chiles (22 ans), Zoe Miller (18 ans), Joscelyn Roberson (18 ans), Tiana Sumanaseke­ra (16 ans), déjà toutes capées au niveau internatio­nal, guignent, elles aussi, un ticket pour Paris 2024. De même que la Française Mélanie de Jesus dos Santos, bientôt 24 ans, onzième aux Jeux de Tokyo et dixième aux Mondiaux 2023, s’entraînant au World Champions Centre depuis avril 2022, à l’invite de Biles.

A longueur de séances, ces jeunes femmes, aux chignons noués à la va-vite, s’applaudiss­ent mutuelleme­nt et se prodiguent conseils techniques et encouragem­ents. Durant les pauses, elles papotent de tout et de rien autour des boîtes à magnésie, la poudre blanche qui absorbe la transpirat­ion, dont, par mesure de sécurité, elles se badigeonne­nt mains, pieds et cuisses.

Mais l’indéniable atmosphère bon enfant qui règne suffit-elle à justifier que Simone Biles, 26 ans – un âge canonique pour une gymnaste –, se lève à l’aube, six jours sur sept, pour s’infliger 35 heures d’entraîneme­nt hebdomadai­re, souvent la tête en bas, alors qu’avec 7,1 millions de dollars (6,6 millions d’euros) de revenus annuels (en 2023, selon Forbes) elle est à l’abri du besoin?

Nageant dans un sweat floqué au nom et au numéro 34 de son époux, Jonathan Owens, qui joue au poste de safety (demi-défensif) de la franchise de football américain des Green Bay Packers, Simone Biles admet que sa mésaventur­e tokyoïte et le #MeToo qui a ébranlé la gym américaine et l’a conduite à témoigner devant le Congrès des Etats-Unis, en septembre 2021, l’ont «fortement fait réfléchir à la retraite».

A 26 ans – un âge canonique pour une gymnaste –, Simone Biles se lève à l’aube, 6 jours sur 7, pour s’infliger 35 heures d’entraîneme­nt hebdomadai­re.

«Savoir choisir ses batailles»

Lors de cette période qui a suivi l’emprisonne­ment à vie de Larry Nassar – médecin de l’équipe nationale américaine de 1996 à 2014, convaincu d’avoir agressé sexuelleme­nt ou violé plus de 300 athlètes, dont Biles, sous le couvert de soins médicaux –, la gymnaste s’est offert un nouveau tatouage. Aux anneaux olympiques qui figurent, depuis 2016, sur son avant-bras droit, elle a fait ajouter trois mots, tracés en caractères cursifs, au-dessus de son coeur: «Still I Rise» («Pourtant je m’élève»). Le titre d’un poème de l’Afro-Américaine Maya Angelou, figure du mouvement des droits civiques, et victime, enfant, d’un viol qui l’a laissée mutique pendant plusieurs années.

«J’ai été déprimée pendant un certain temps, et sous antidépres­seurs, confesse-t-elle. Puis je me suis dit que je ne pratiquera­is pas toute ma vie à ce niveau ce sport que je chéris, et que je ne voulais pas regretter dans dix ou quinze ans de ne pas avoir réessayé, alors je retente ma chance en me donnant à fond.»

«Je ne voulais pas regretter dans dix ou quinze ans de ne pas avoir réessayé, alors je retente ma chance en me donnant à fond» SIMONE BILES, GYMNASTE AMÉRICAINE

La reprise a été très progressiv­e. Simone Biles loue l’approche «intelligen­te et sage» de ses coachs. «Le corps vieillit, alors quand j’ai parlé de revenir [pour les JO], de m’entraîner, etc., Cécile et Laurent m’ont dit: «Recommenço­ns tranquille­ment, et voyons si tu as toujours la passion [de la gym]», explique-telle. J’ignorais ce que ça allait donner et, forcément, à mon âge, il y a des jours plus durs que d’autres, des sacrifices, mais j’ai une relation et une communicat­ion ouvertes et honnêtes avec mes entraîneur­s, et je prends du plaisir à travailler avec les autres filles, qui rendent cette aventure vraiment sympa.»

Ce rythme lui a aussi permis d’organiser son mariage des plus glamours, au printemps 2023, en Basse-Californie (Mexique), avec Jonathan Owens, rencontré grâce à un réseau social privé, au printemps 2020, en pleine pandémie de Covid-19, alors qu’il jouait encore pour la franchise de football américain des Houston Texans.

Les retrouvail­les de Biles avec la compétitio­n et la victoire, début août, ont achevé de la combler. «Je ne m’y attendais vraiment pas, et le soutien du public, comme si je n’étais jamais partie, m’a fait chaud au coeur», sourit-elle.

Juste après, elle a lancé sa collection de vêtements Because I Can («Parce que je peux»), au sein de la marque Athleta. En 2021, elle a préféré l’enseigne de vêtements de sport féminins du groupe Gap à Nike, après six ans de partenaria­t, alors que le mastodonte américain essuyait des critiques pour son manque de soutien à des athlètes devenues mères.

Les prises de parole de l’icône de la gymnastiqu­e sont très attendues, mais elle reste mesurée. «Quand on est athlète de haut niveau, on a une voix qui porte [au-delà du sport] et je l’ai utilisée au fil des ans [dans le cadre des mouvements Black Lives Matter et #MeToo, et au sujet de la santé mentale des sportifs d’élite], mais il faut savoir choisir ses batailles, explique-t-elle. Alors, j’essaie d’aborder des sujets que je connais, qui me touchent de près et sur lesquels je peux vraiment être utile, en n’oubliant pas que la moitié des gens qui me suivent sont des fillettes de 5 ou 6 ans.»

Outre les exigences de la gymnastiqu­e d’élite, Simone Biles jongle désormais avec celles de la vie de famille. «Je viens d’entrer dans un nouveau chapitre de ma vie et j’essaie d’en organiser la logistique; on fait construire une nouvelle maison, on a trois chiens…» énumère-t-elle.

Pas simple quand Green Bay, la plus petite ville américaine accueillan­t une franchise de la Ligue américaine de football américain, la NFL, et où est désormais installé son époux pendant toute la saison – de juillet à janvier –, se trouve à près de 2000 kilomètres de Houston. «Mon mari n’est pas autorisé à venir ici à cause de l’entraîneme­nt, et c’est difficile d’être seul dans une ville qu’on ne connaît pas vraiment, alors, depuis les Championna­ts du monde, je suis allée assez souvent le soutenir les week-ends lors de ses matchs», explique-t-elle. Elle s’est retrouvée, début décembre 2023, dans le camp opposé de son idole, l’icône de la pop Taylor Swift, qui forme le couple vedette de la NFL avec Travis Kelce, jouant au poste de tight end (receveur) chez les Kansas City Chiefs, vainqueurs du Super Bowl, le 11 février.

Biles – qui a choisi des musiques de Taylor Swift et de Beyoncé pour son enchaîneme­nt olympique au sol en juillet – trouve ces parenthèse­s «très amusantes» et assume de faire alors relâche. «Là-bas, je ne m’entraîne pas, c’est une petite ville où il n’y a pas vraiment de gymnase adapté, et une fois le match terminé, mon mari et moi passons du temps ensemble en essayant de ne laisser ni le football ni la gym interférer.»

«Ne pas se blesser»

Pas sûr que Jonathan puisse lui apporter un soutien aussi inconditio­nnel lors des Jeux de Paris. «Leur camp d’entraîneme­nt d’été commence autour de cette période et il doit impérative­ment être présent, explique-t-elle. Si je fais partie de l’équipe, j’espère qu’il pourra assister à une ou deux des compétitio­ns. On verra quand on y sera, mais il faut d’abord se qualifier.»

La compositio­n de l’équipe nationale olympique américaine ne sera dévoilée qu’un mois avant les JO, au terme des championna­ts nationaux, du 30 mai au 2 juin, à Fort Worth (Texas), et des trials – sélections olympiques –, du 27 au 30 juin, à Minneapoli­s (Minnesota). A ceux qui considèren­t sa sélection comme une formalité, elle répond avec une prudence de Sioux, voire un brin de superstiti­on. «Une année olympique, c’est… absolument stressant, souligne-t-elle.

Au-delà du temps et de l’applicatio­n consacrés à l’entraîneme­nt quotidien, il y a tous ces détails auxquels il faut

veiller: ne pas se blesser, ne pas tomber malade, et même si je me sens plus intelligen­te, plus forte et plus sage que lors de mes deux derniers JO, je me fais vieille et j’ai plus à perdre.»

A perdre ou à gagner? «Un peu des deux, admet-elle. J’ai toujours été tellement enthousias­te et honorée de représente­r les Etats-Unis, surtout par équipe, et de me battre pour des médailles!»

Pour sa retraite sportive, dont la date n’est pas fixée, Simone Biles est résolue à «consacrer beaucoup de temps à [l’associatio­n] Friends of the Children», dont elle est ambassadri­ce. A l’âge de 3 ans, Simone ainsi que sa soeur cadette, Adria (25 ans aujourd’hui), ont été placées en famille d’accueil, comme leur frère et leur soeur aînés. Elles ont ensuite été adoptées, en 2001, par leurs grands-parents maternels, Nellie et Ron, qu’elle a toujours appelés «maman» et «papa».

Cette enfance, Simone Biles l’a racontée, en pleurs, lors d’une interview pour l’émission de téléréalit­é Danse avec les stars à laquelle elle a participé en 2017: «Ma mère biologique souffrait de toxicomani­e et d’alcoolisme, et elle faisait des allers-retours en prison. Je n’ai jamais eu de mère vers qui me tourner… Je me souviens d’avoir toujours eu faim et peur.»

Friends of the Children s’attache à «mettre des enfants placés en famille d’accueil en relation avec un mentor profession­nel [salarié] qui les guide et les soutient de leur plus jeune âge à leur majorité. Le lien subsiste ensuite, développe la gymnaste. J’étais très jeune quand je me suis retrouvée en famille d’accueil, et, bien que mon expérience ait finalement été positive, je sais ce que certains de ces enfants traversent émotionnel­lement, et je veux qu’ils sachent qu’ils ne doivent pas renoncer à leurs rêves, et les aider à continuer à avancer.»

Elle a compris le besoin de marcher dans les pas d’un modèle en 2012 lorsque, trop jeune de quelques mois pour être sélectionn­ée pour les JO de Londres, elle a vu à la télévision Gabby Douglas, 28 ans aujourd’hui, devenir la première championne olympique afro-américaine en gymnastiqu­e individuel­le. «Pour croire en soi, il faut avoir des modèles qui vous ressemblen­t, estime Simone Biles. Je suis heureuse de voir de plus en plus de petites filles dans les gymnases, et de les inspirer comme Gabby l’a fait pour moi. Quand je l’ai vue sur le podium, j’étais sûre que je pouvais y arriver, moi aussi.»

Bonne vivante

Simone Biles le répète à l’envi, elle souhaite être «relatable», c’est-à-dire que l’on puisse s’identifier à elle. Aussi, au-delà de ses exploits gymniques, elle n’hésite pas à partager sur les réseaux sociaux des clichés de moments plus intimes qui la dépeignent comme une bonne vivante, loin des stéréotype­s de la gymnaste esclave de son sport et d’un régime alimentair­e draconien.

«Les gens savent que j’ai aussi une vie en dehors de la gym, et la norme n’est plus de cacher tout ce qu’on fait de peur d’être critiqué si l’on a de mauvais résultats sportifs, explique-t-elle. Je dois à ceux qui me suivent d’être la plus transparen­te possible. La plupart d’entre eux ne feront jamais de leur vie ce que je fais tous les jours dans un gymnase – l’équilibre, marcher sur les mains ou faire un salto arrière –, mais je veux qu’ils sachent que je suis humaine et qu’on a des choses en commun, que, comme eux, je vais à la plage, je mange des pizzas et je bois de temps en temps un verre de vin ou une margarita.»

«Même si je me sens plus intelligen­te, plus forte et plus sage que lors de mes deux derniers JO, je me fais vieille et j’ai plus à perdre» SIMONE BILES

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(KATY, TEXAS, 5 FÉVRIER 2024/CARMEN MANDATO/GETTY IMAGES VIA AFP)
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