«Le système juridique suisse est un peu hypocrite en la matière»
L’avocate Valérie Savioz-Viaccoz a écrit une thèse sur le statut juridique de l’embryon congelé. Elle commente la décision de la Cour suprême de l’Alabama, qui compliquera le recours à la FIV mais aussi le droit de succession et de séparation des géniteur
En donnant raison à trois couples dont les embryons congelés ont été détruits par accident dans un centre de médecine reproductive, qui se fondaient sur une loi s’appliquant en cas de décès injustifié d’un mineur, la Cour suprême de l’Alabama a suscité un tollé. Notamment parmi les nombreuses associations et professionnels de la médecine reproductive. Valérie Savioz-Viaccoz, docteure en droit et juriste au service des affaires juridiques et éthiques de l’Hôpital du Valais, a analysé avec un regard critique le statut de l’embryon congelé en Suisse dans sa thèse menée à l’Université de Fribourg et publiée en 2021. Elle regrette aujourd’hui cette décision de justice.
Est-ce que la décision de la Cour suprême de l’Alabama était suffisamment éclairée? D’après ma compréhension de l’affaire, la Cour suprême de l’Alabama a décidé de dédommager ces couples en s’appuyant sur un vieil arrêté permettant d’être indemnisé en cas de décès d’un enfant mineur. Elle a probablement suivi en cela l’argument qui lui était servi par la défense des couples, qui demandait un dédommagement pour la perte de ces embryons.
Il faut savoir que le droit américain fonctionne sur la base des différentes jurisprudences qu’il rend au fur et à mesure des affaires qui se présentent devant les cours de justice. Les juges doivent systématiquement répondre à un problème particulier, ici la question de savoir si les embryons congelés peuvent être considérés comme des «mineurs» au sens de cette loi datant de 1872 et permettant de dédommager le décès injustifié d’un enfant. En se prononçant ainsi sur le statut juridique de l’embryon congelé, les juges ont pris le risque de voir leur décision avoir des répercussions sur de nombreux aspects en lien avec la fécondation in vitro. C’est-à-dire? Si l’embryon congelé devient une personne, cela peut avoir des implications sur le «droit de garde» après séparation du couple ou sur la succession. En effet, si l’un des parents décède alors que
«Il faudrait plus de liberté notamment en ce qui concerne le don d’embryons, qui n’est pas autorisé»
l’embryon est toujours cryoconservé, il pourrait avoir le droit d’hériter s’il naît un jour, même vingt ans après. Cette décision implique aussi la responsabilité des professionnels de santé. On ne peut plus décider de détruire un embryon sous peine de tomber sous le coup du droit pénal. Et quel praticien médical prendrait le risque de congeler un embryon qui aurait le statut de personne au sens juridique?
Quel est le statut juridique de l’embryon en Suisse? Je l’ai identifié comme un objet de droit qui possède une valeur intrinsèque nécessitant une protection plus importante qu’une simple chose, car il appartient au monde vivant, comme les animaux. Ce statut juridique particulier permet de définir comment on peut l’utiliser. Plutôt que de disposer d’un droit de propriété – qui serait soumis de manière illimitée au droit privé –, les géniteurs d’un embryon ont sur lui un droit de disposition qui est en partie réglementé par des règles de droit public comme la loi sur la procréation médicalement assistée (PMA).
Le droit suisse en la matière est-il satisfaisant, selon vous? Ce statut évolue en fonction du niveau de protection que la société veut attribuer à l’embryon. Au début de mes recherches, j’étais assez critique, mais finalement j’ai vu des avantages à avoir un statut de l’embryon in vitro évolutif dans le droit suisse. Cela a permis, par exemple, la modification de la Constitution permettant la légalisation du diagnostic préimplantatoire (DPI) en 2015 et l’élargissement du traitement à 12 embryons par cycle. Le système fonctionne assez bien car il permet une adaptation à l’évolution de la société, sans être trop rigide.
Mais cette évolution n’est pas assez rapide, selon moi. Il faudrait plus de liberté notamment en ce qui concerne le don d’embryons, qui n’est pas autorisé. C’est incohérent vis-à-vis de la loi sur la PMA qui souhaitait initialement accorder une protection absolue à l’embryon in vitro. Pourquoi refuser le don alors que cette démarche est le meilleur moyen pour le protéger comme vie potentielle?
En ce sens, le système juridique suisse est un peu hypocrite. Il protège surtout ce qu’on appelle la certitude de la maternité – «mater semper certa est» –, qui dresse une opposition morale au fait qu’un embryon congelé donné n’aurait pas la génétique de la mère qui va le porter. C’est pourquoi le don d’embryons et celui d’ovocytes sont interdits en Suisse.
Avec le développement rapide de nouvelles technologies, le droit ne risque-t-il pas d’être régulièrement dépassé? Les systèmes juridiques peuvent en effet se trouver confrontés à de nouvelles réalités pour lesquelles leurs lois n’ont pas été conçues. Le danger consiste donc à appliquer un modèle existant à ces évolutions sans forcément prendre la mesure de l’ampleur des conséquences que ces décisions peuvent avoir.
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