Si la tour de Babel avait pu voler…
Traduttore, traditore. On ne sait trop s’il faut chercher l’origine de la formule chez Du Bellay ou dans les Pistole Vulgari (1539) de Niccolò Franco, mais le fait est qu’elle a causé bien du tort aux interprètes. On se souvient des gloussements qui avaient accompagné, en décembre 1977, la visite de Jimmy Carter à Varsovie: lorsque le président américain avait exprimé son «désir» d’entretenir de bonnes relations avec la Pologne, son traducteur avait usé d’un terme qui, dans la langue de Gombrowicz, possédait (et possède toujours) une indéniable charge érotique.
Il y a eu d’autres erreurs de traduction célèbres – qui ont pu concerner les théories de Newton (important, tout de même) ou les observations astronomiques de Schiaparelli. En voici une autre, peut-être moins connue.
En octobre 1943, le Ministère de l’air britannique émit la Specification E.24/43. Cet appel d’offres à destination des avionneurs de Sa Majesté demandait l’établissement d’un programme permettant la conception d’un avion capable de voler à 1600 km/h – c’està-dire plus de deux fois plus vite que tous les appareils existant à l’époque, et surtout au-delà du mur du son.
Le constructeur Miles Aircraft remporta le marché, et se mit à développer un appareil: le M.52. Un avion très en avance sur son temps, plus ou moins en forme d’obus, muni d’ailes courtes et propulsé par un turboréacteur assisté d’un des premiers systèmes de postcombustion.
Très en avance sur son temps? Peut-être un peu trop, l’avion ne vola jamais. Mais qu’est-ce qui a poussé ces ingénieurs à se lancer dans une telle entreprise? Une angoisse tout d’abord: quelque temps plus tôt, les services secrets britanniques avaient intercepté une communication allemande évoquant les capacités décoiffantes d’un avion alors en développement dans le IIIe Reich: le Messerschmitt Me-262, qui sera effectivement le premier chasseur à réaction opérationnel de l’histoire. Forcément, il fallait réagir. Problème: le cahier des charges nazi parlait d’un aéronef capable de voler à 1000 km/h (une vitesse que le Me-262 n’atteindrait d’ailleurs jamais, sinon en piqué). Mais les Anglais, eux, comprirent, et traduisirent, ces «mille kilomètres par heure» en 1000 mph («mille miles par heure»)… 1 mile valant 1,609 kilomètre, on arrivait en effet pile au record que le M.52 était censé établir, sans jamais y parvenir.
Bref, si vous vous trouvez sur Piccadilly Circus au moment même où vous me lisez, regardez bien à droite avant de traverser.
■