Le bel indifférent et la mort
Le nouveau roman de Catherine Lovey décrit la disparition d’un homme, avec un équilibre très rare entre légèreté et gravité, rire et émotion
Il se prénomme Sandor, comme Sandor Marai, le grand écrivain hongrois. C’est le voisin de palier de la narratrice, et le personnage principal de ce roman. C’est lui, «l’homme qui ne voulait pas mourir». La narratrice le croise. Ils échangent quelques mots, se lient, tout en préservant une distance. Il a la soixantaine, voyage tout le temps pour son travail. Solitaire et peu loquace, il se qualifie socialement «d’indifférent». Il est pragmatique, et c’est par de petits gestes qu’il manifestera son affection.
La compagne de Sandor n’apparaît qu’une seule fois, au début du roman, lorsqu’elle quitte leur domicile vêtue d’une gabardine (malgré la chaleur du mois de juillet), et «munie d’une valise à peine suffisante pour trois jours d’absence». La rupture définitive du couple ressemble à une escapade.
Faire illusion
Le ton est donné. Aucune émotion n’est exprimée par le mystérieux voisin, par ailleurs fort aimable. Sandor fait tout le temps illusion. Lorsqu’il lutte contre le cancer, il présente sa maladie comme un désagrément dont il sera vite tiré, une grippe passagère. Est-ce par élégance, par déni, pour se protéger?
Progressivement, le langage et la réalité deviennent dissonants, jusqu’à une forme de folie. Sandor transforme sa vie en fiction, avec l’aide de ses proches. Il est trop mal en point pour rester chez lui et doit être hospitalisé? L’une de ses amies prétend qu’il manque simplement de vitamines. Tout sera bientôt «rentré dans l’ordre». C’est par des détails, des objets, un appartement vide, des vêtements rangés dans une armoire, ou par un souhait exprimé, à la va-vite, sur le pas de la porte, que se creuse dans ce quotidien policé une vertigineuse angoisse: «Son envie était que nous prenions sa voiture, que je le conduise, et que nous allions n’importe où, là où il y aurait du vert sous la pluie, beaucoup de vert, des champs, des forêts et, si possible, des montagnes assez hautes au loin. Il me dit qu’il avait besoin de voir autre chose, pendant quelques heures, sans but précis, et que si des orages devaient survenir, ce serait mieux, pour autant que je ne craigne pas de rouler dans de telles conditions.»
Lorsqu’il lutte contre le cancer, il présente sa maladie comme un désagrément dont il sera vite tiré, une grippe passagère
Le parrainage de Tolstoï
Se déroulant en pleine épidémie de covid, L’homme qui ne devait pas mourir devient une fable sur un monde qui refuse de comprendre qu’il court à sa perte et ne change rien à ses comportements. Mais aucune morale, aucun message ne sont assénés, Catherine Lovey est bien plus subtile. Elle module un récit qui avance crescendo dans l’amenuisement, l’effacement, en même temps que se déploie l’émotion du lecteur.
La construction du roman, placé sous le parrainage de Tolstoï (et de l’une de ses plus belles nouvelles, La Mort d’Ivan Ilitch, citée en exergue) est musicale, faisant alterner les apparitions et les disparitions du voisin (pour un voyage, une hospitalisation, une fuite sous l’orage).
Depuis son premier livre, L’Homme interdit (Zoé, 2005), dont le héros devait faire face à l’évaporation de sa femme, la romancière d’origine valaisanne, installée dans le canton de Vaud, n’a cessé de travailler sur le thème de la disparition, de nous parler de la mort avec un mélange de gravité et de légèreté. Elle ne cache pas la déchéance, elle la montre, tout en suscitant chez le lecteur un élan de vie, de compassion, de chaleur.
Elan de compassion
Lorsque la narratrice écrit un message à son voisin, l’un des derniers, elle cherche les mots justes, exactement comme le fait la romancière: «Je voulais des mots qui seraient d’une envergure suffisante pour faire de la place à la mort, sans lui laisser tout le champ.» Dire la finitude mais aussi, par là même, «la force des liens, la puissante sensation de ce qui nous unit et nous porte à travers l’amitié, l’amour, et aussi cette plénitude ressentie face à tout ce qui a été beau et le demeure.» C’est ce miracle que réalise Catherine Lovey: par la grâce de la littérature, son personnage et tous ceux et celles qui lui ressemblent ne mourront jamais.
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L’autrice participera à la rencontre «Livre, îlot de paix. Une plongée dans le quotidien» avec Sarah Najjar, modérée par Anne Pitteloud, au prochain Salon du livre de Genève, le 8 mars à 16h.